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Gorki et la tentation du bien

Publié le 14 avril 2011 par Les Lettres Françaises

Gorki et la tentation du bien

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Trois œuvres de Maxime Gorki ont connu ces derniers mois une nouvelle publication en langue française.

Le Patron est une page de la jeunesse de l’auteur, narrateur du récit, alors qu’adolescent encore, misérable et solitaire, il parcourait la Russie en faisant les métiers les plus rudes pour gagner son pain. Vassili Séménof, illettré, alcoolique et débauché, qui s’est emparé par le meurtre de la boulangerie de Kazan où il fut ouvrier, l’embauche pour l’hiver. Les employés mènent une vie bestiale, « écrasée et confuse », dans la crasse de l’atelier dont le narrateur décrit l’enfer en détail. Entre le patron qui ne connaît que la brutalité, les ouvriers prisonniers de la peur et de la fatalité, et le jeune homme qui croit au pouvoir libérateur du savoir contre « la force victorieuse de l’horreur quotidienne », se noue un rapport complexe fait d’attirance et de répulsion.

Une Vie inutile (1907-1908): celle d’Eusée Klimkov, orphelin abruti de coups qui devient un mouchard, livré à la force des choses et à sa propre inertie, canaille par fatalité. Eusée, pauvre sous-fifre de l’Okhrana, la police secrète tsariste – dont Gorki donne une description au couteau –, tenté parfois par le bien, mais où le bien s’accrocherait-il quand on ne sait rien, quand on n’est personne? Eusée jamais venu au monde, hurlant pour finir en courant entre les rails où il se tue, dans le vacarme de la locomotive qui va le broyer: « Je serai… Je serai! »

La Maison Artamonov, parue pour la première fois en 1925, est un roman familial qui court sur trois générations: un serf affranchi en 1861 qui fonde une filature, ses fils, dont l’aîné lui succède à la tête de l’usine; ses petits-fils, dont l’un suit son destin d’héritier et l’autre choisit le camp de la révolution.

Résumer ces trois romans, ce n’est rien dire: ils vont bien au- delà de l’intrigue, ils racontent toute une société dans tous ses étagements, ses espérances, ses croyances, ses chansons, ses fo- lies, dans une langue somptueuse et crue où j’ai souvent pensé à Shakespeare, parce que Gorki noue les fleurs de poésie les plus délicates aux brutalités d’un réalisme parfois obscène. Et à cause de scènes inoubliables dans la démesure et dans l’effroi, comme la mort d’Eusée ou le dialogue entre le vieux patron mourant, Pierre Artamonov, et le vieux portier, Tikhon Vialov, dans les premiers jours de la révolution de 1917, qui conclut la Maison Artamonov.

Le personnage principal, c’est la Russie, « ce je-ne-sais-quoi d’immense, de vaste, de nostalgique, cette terre promise de l’âme que nous avons accoutumé de désigner du nom de Russie », écrit dans sa préface à la Maison Artamonov Valère Staraselski, citant Alexandre Blok. La Russie convulsive, prérévolutionnaire, marquée par la guerre perdue avec le Japon, par le soulèvement manqué de 1905. La Russie dans l’éveil difficile, le cheminement chaotique de la conscience.

Loin du peuple, il y a le pouvoir absolu : « toute la terre est à Dieu, toute la Russie est au tsar ». Ils sont sourds tous les deux. Le tsar écrase dans le sang la moindre velléité de liberté et Dieu laisse crever ses créatures. Ils sont sourds aux prières, mais sourds aussi à la puissance du peuple qui balaiera bientôt Église et souverain.

La Russie, c’est le peuple russe. L’immense peuple russe, la masse innombrable des ouvriers illettrés, et parmi eux les paysans déracinés s’entassant dans l’abjecte misère des villes, underdogs puants, mal nourris, ivrognes, résignés, dociles à toutes les su- perstitions. Quelque chose entre l’homme et l’animal : Gorki les nomme souvent de noms de bêtes.

Il y a les idiots, les enfants martyrisés, comme le petit Yacha Artionkof de l’atelier de craquelins, que le patron, dans l’une des déroutantes contradictions qui sont sa marque, sauve d’une mort certaine bien qu’il ait empoisonné ses cochons bien-aimés; comme l’enfant Nikonov, agneau sacrificiel tué par Pierre Artamonov dans un geste dément.

Il y a les mouchards qui livrent leurs semblables contre un peu d’argent, les femmes humiliées, reproductrices ou putains, ceux qui parviennent à s’enrichir, marchands, patrons tout-puissants qui ont le droit d’« écorcher les gens » puisqu’ils leur donnent le travail et le pain et qui montrent à l’exploitation des hommes une adresse et une brutalité formées alors qu’ils étaient eux-mêmes des esclaves.

Et il y a ceux qui sèment la révolution. On les déporte et on les tue, mais ils sont légion. Là où l’ignorance reproduit absurdement un monde déjà mort, le salut, c’est le savoir, ferment de tout changement, condition de la révolution socialiste qui sera pour le peuple le nouvel horizon de la foi.

Sous l’œil aigu de Gorki chacun prend figure et dimension humaines. Tous, même les plus repoussants, sont nos semblables. Empathie, compassion, sans la moindre mièvrerie sentimentale. À la fin du Patron, le narrateur, maltraité tout un hiver par Vassili Séménof, dit de lui : « Je le plains à en souffrir, quel qu’il soit, je regrette la force qui périt sans porter de fruit, et cet homme-là fait naître en moi un sentiment passionné et contradictoire, com- parable à celui qu’une mère éprouve pour son enfant : il faudrait le punir et on a envie de le caresser. »

Ces trois romans ouvrent les portes d’un écrivain-monde. Embarquez-vous, et bon voyage !

Marie-Noël Rio


Le Patron,
traduction de Serge Persky, 192 pages, 14 euros, les Éditions du Sonneur, 2010.
Une vie inutile,
traduction d’Annie Meynieux, préface de François Eychart, 318 pages, 14,50 euros, Éditions Sillages, 2010.
La Maison Artamonov,
traduction de Michel Dumesnil de Gramont, préface de Valère Staraselski, 456 pages, 24 euros, Éditions Aden, 2011.

N°81 – Avril 2011

 



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