Michaël Levinas enchante Kafka
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Il ne faut pas prendre Franz Kafka au sérieux et pourtant… Michaël Levinas s’en est emparé… à la suite de Philippe Manoury, György Kurtag ou Mauricio Kagel.
Michaël Levinas a créé à Lille (le 13 mars dernier) une adaptation très convaincante de la Métamorphose avec un livret d’Emmanuel Moses qui a pris la suite de Valère Novarina, lequel avait déclaré forfait en laissant toutefois un petit texte énigmatique concernant le sacrifice d’Isaac assimilé au martyre de Grégoire! Le tout est mis en scène par un Stanislas Nordey inspiré, enrichi par la scénographie d’Emmanuel Clolus, les costumes imaginatifs de Raoul Fernandez et les lumières interventionnistes de Stéphanie Daniel.
On connaît le changement de Grégoire Samsa en cancrelat, insecte invisible sur la scène sauf en calligraphie sur les murs, mais sacrément sonore par la voix du contre-ténor Fabrice di Falco traitée par l’électronique de l’Ircam et Benoît Meudic. L’Ensemble belge bien connu Ictus assurait l’accompagnement instrumental sous la direction méticuleuse de Georges-Elie Octors. Les personnages principaux sont tenus et chantés par la soprano Magali Léger, véritable icône du compositeur. Un créateur captivé par les rapports complexes du sens et du son, en particulier au sein de la langue française (M. Levinas chante Aragon et a également adapté les Nègres, de Jean Genet). La beauté qui se dégage de cette œuvre au thème terrifiant tient à une réalisation aboutie et soignée de Stanislas Nordey et aux splendeurs du cantabile qui baignent une partition qu’on aurait imaginée autre- ment chaotique, morcelée et déroutante. Le texte original est raccourci au bénéfice de la musique ; c’est une sorte de madrigal qui réussit cependant à incarner la marginalisation absolue, prophétique de Grégoire Samsa. La dislocation de sa famille, mère qui s’évanouit à sa vue et père largué dans sa position de pater familias, est parfaitement rendue. La maladie, le handicap sont également au cœur de cette parabole où l’on peut percevoir le début de la pornographie du XXe siècle, dans une sorte de désintégration de la figure de l’humain, qui est une donnée majeure du même XXe siècle. Les marionnettes incarnant le fondé de pouvoir et les trois locataires sortis d’un improbable théâtre yiddish accentuent le côté parodique de l’ensemble. Certains lecteurs ont ri de Franz Kafka, à commencer par lui-même. Rire dans les pleurs. On les comprend ! Michaël Levinas y voit un vertige.
Claude Glayman
N°81 – Avril 2011