Ce matin, j’ai dégusté mes premières cornuelles de l’année. Du pur bonheur… Je les guettais depuis quelques temps et elles ont enfin fait leur réapparition à Niort, au Fournil de l’avenue de Paris. Pour célébrer le retour de ces délicieux et hautement symboliques sablés charentais, je reprends la chronique parue sous le titre “Cornuelles disparues et sonnet pointu”, voici exactement deux ans (Dimanche de la Vie, 6). Au passage, je serais heureux que quelqu’un m’indique dans quelles boulangeries de Jarnac ou Cognac on peut à présent trouver d’authentiques cornuelles…
J’adore les cornuelles , ce délicieux sablé de forme triangulaire percé en son centre et agrémenté en ses trois angles par de petits bonbons anisés roses et blancs. Méfiez-vous des contre-façons fourrées à la chantilly, sans le trou au milieu ou diversement pâteuses. L’authentique cornuelle est bien celle qu’on voit photographiée ici . C’est ma madeleine de Proust à moi, celle que je dégustais dans les boulangeries de Jarnac ou de Cognac. L’an dernier, je voulus en quérir à Cognac. Je cherchais en vain la pâtisserie du centre-ville où j’avais l’habitude de me ravitailler. J’eus beau arpenter la rue piétonne, passer et repasser : la boutique avait disparu, remplacée par de la fringue ou de la téléphonie mobile. Une brûlerie de café me confirma la fermeture de mon ancien fournisseur.
C’était une pâtisserie qui était pratiquement toute l’année pourvue en cornuelles, mais où l’on veillait à ne pasles afficher sous une étiquette livrant leur vrai nom au commun des chalands. Rangées sous la catégorie générique de « sablés », les « cornuelles » n’étaient nommées ainsi que par les seuls initiés. Le client anonyme qui réclamait des cornuelles était alors comme reconnu et gratifié d’un large sourire. Le dialogue s’engageait aussitôt : « Vous êtes de retour au pays, etc… ». Bref, nommer la cornuelle était le schibbolleth qui vous valait en ce magasin des égards et même des faveurs rigoureusement interdites aux parisiens, touristes et autres barbares qui n’y voyaient que du sablé de forme bizarre.
En principe, la cornuelle fait son apparition dans les bonnes boulangeries charentaises au moment des Rameaux jusqu’à Pâques et même un peu au-delà. C’est que la petite galette triangulaire, dentelée et percée en son centre est hautement symbolique. Triangulaire, apparaissant donc vers Pâques, elle évoque par sa forme la Sainte Trinité. Père, Fils et Saint-Esprit étant également honorables, chaque extrémité de la cornuelle est ornée de bonbons à l’anis dont la saveur fond en bouche comme un céleste et doux parfum propre à élever l’âme. Et dans le trou circulaire en son centre, je vois le cercle symbolisant la divine perfection bien plus qu’un bête orifice qui serait, comme on le lit parfois, destiné à disposer un rameau de buis béni au centre de cornuelles empilées… En réalité, ce vide au centre est un trou d’air aspirant le mangeur vers la transcendance, un signe inscrit en creux dans la matière pâtissière comme un petit oméga dans l’alpha dont la cornuelle est aussi un peu la forme…
Plus prosaïquement, certains exégètes primaires de la cornuelle n’y voient qu’une pâtisserie printanière symbolisant la fertilité et remarquent que cette forme triangulaire, n’est-ce pas, pourrait tout bonnement évoquer un pubis féminin… Et ils signalent d’autres pâtisseries nommées « pines » qui auraient jadis proliféré du côté de Barbezieux. On m’a aussi cité Villebois-Lavalette comme épicentre de cornuelles que je n’ai pas encore authentifiées. Très loin de là, à Niort où je n’en espérais pas tant, j’en ai aperçu deux qui se cachaient parmi les chocolats, dans une boulangerie d’entrée de ville.
Elles avaient l’air toutes pâlottes ces cornuelles exilées, mais l’appétit avec lequel je les réclamais à la boulangère alerta celle-ci. « Je suis charentaise », me souffla-t-elle. « Nous pouvons parler », lui répondis-je. « Je peux vous en avoir d’autres », chuchota mon accorte commerçante. J’ai passé commande et communié illico en dévorant ces deux cornuelles miraculeuses. Mais en attendant, j’en ai cherché trace dans les livres de cette fameuse cornuelle à l’étymologie mystérieuse… C’est évident, il y a « corps » et « nu » et « elle » dans cornuelle… Alors comment ne pas la reconnaître dans le Sonnet pointu d’Edmond Haraucourt ?
Reviens sur moi ! Je sens ton amour qui se dresse ;
Viens. J’ouvre mon désir au tien, mon jeune amant.
Là… Tiens…Doucement…Va plus doucement…
Je sens tout au fond ta chair qui me presse.
Rythme ton ardente caresse
Au gré de mon balancement.
O mon âme… Lentement,
Prolongeons l’instant d’ivresse
Là… Vite ! Plus longtemps !
Je fonds ! Attends
Oui…Je t’adore…
Va ! Va ! Va !
Encore !
Ha !
Edmond Haraucourt (1857 – 1941), La Légende des sexes, poëmes hystériqes et profanes publié en 1882 sous le pseudonyme d’Edmond de Chambley.
Ce recueil est bien sûr un hommage burlesque au grand Totor, une œuvre de jeunesse pour laquelle son auteur eut quelque ennui bien qu’elle fut publiée sous le manteau à l’époque. Haraucourt allait devenir par la suite un type vachement sérieux (directeur de musées, président de la société des gens de lettres) mais toujours aimable versificateur, comme ici où il est cité sur un beau blog voyageur et littéraire , et aussi romancier et dramaturge. Lorsqu’il écrit sa Légende des sexes (« Ce livre est l’épopée du bas-ventre », prévient-il dans sa préface), il est pote avec les Hydropathes et relève du courant de la Décadence, se définissant lui-même comme un « poète libertin de la 3eme République ». C’est lui l’auteur du fameux « partir, c’est mourir un peu ». J’ai trouvé sa Légende très fin de siècle ainsi que d’autres savoureuses œuvres du même tonneau dans l’excellente anthologie commentée de Daniel Grojnowski, La muse parodique qui vient de sortir chez José Corti . J’y puiserai peut-être encore…