Mathieu Brosseau ne reprend pas le thème ou la figure de Faust en des termes classiques. Même si nous sommes pris dans la conjonction du mythe, du récit. Du poème. Ce saut dans la modernité et de la contre-modernité ne nous déploie pas seulement à distance vertigineuse des ombres prométhéennes. Entre le signe et le singe, à distance des postures de «Dandy» ou du «Sauvage» toute baudelairienne, une exigence de ne pas développer le goût de la parure. Tout ce texte tente de développer un mouvement d’unification non pas au plan du corps de l’idée, mais au point d’instauration d’un réinvestissement du corps morcelé dans le signe d’une forme inconnue de la langue, dans le processus ou le risque de sa perte. Dans l’infini de «sa propre variété de cassures». Cette façon de la répandre et de la répercuter. De la réinvestir. Et de s’en échapper. De s’en perdre.
Si nous ne pouvons véritablement ignorer tout le corpus de l’œuvre et d’interprétation amoncelée tout au long de l’histoire littéraire, cette «Confusion de Faust», relève bien d’une dévoration, d’un miroitement des expériences de puissances et de catastrophes communes. Une tentative de mettre en scène par la défiance.
«la langue a craché sur la science».
Une tentative de défier et de ne point se « laisser introduire », ou «asphyxier par un savoir trompé». Tension de voix à ne pas conclure ce pacte. D’ailleurs, autant avouer qu’il ne s’agit pas de traverser ou de sceller strictement un pacte. Mais tout au contraire d’un travail de la pensée, sorte de rabot qui découpe en des proses aux allures contrapuntiques (sèche, coupante/souple et éthérée, musicale), la boîte crânienne de l'intérieur et provoque son usure, autre manière de sonde à féconder dans la figure d'écoute représentée par une l’oreille interne des deux champs d’émissions, que ponctuent l’éclatement dans la page. Eclatement ou rupture, matérialisant cette idée de lutte. Une lutte à ne pas reconnaître la beauté naturelle. « Rendons-lui la grossièreté immonde ».
« Je suis, je, soi, toi ». « Je ne suis pas une note. Je suis un meurtre ». Faisant presque retour sur le monologue selon un étrange phénomène de perception en écho différé.
Que d’avancer dans ce mouvement du défaut d’homme que travaille toute langue du poème. « Entre l’archaïsme et le virtuel ». Ce qui confère toute dynamique, toute verticalité au texte de Brosseau par cette inclusion, ou cette injection des mondes (chants, souffles, brûlures, absences…) ; des antinomies, des anatomies de la pensée de la modernité. Dans l’amplitude de ces dispersions. Et de ces abîmes, renvois multiples vers « ces états de l‘âme / fait de la science l’absence de tout ».
Et cette hésitation entre vers et prose, à éprouver en lui le grand mouvement de bascule ou de retrait de la poésie que nous pourrions retrouver chez Nerval, puis Rimbaud, Mallarmé, jusqu’aux surréalistes. Mais Brosseau prend non pas le risque de la forme, mais le risque de la matière. De son intuition. De sa transformation. « Ce corps en point de départ ». A pressentir le vers qui ne chante plus, à la manière qu’à le dépassement de cette rime ou scansion à ne plus tenir en une société qui ne peut que « concrétiser le fantasme », « de tout ce qui fait abstraitement lien ». Mais Brosseau ne se tiendra ni dans la tête tranchée du roi, ni dans celle du bourreau. Mais dans la figure de ce « cœur avide », « d’avant l’individuation. »
« Alors oui, soyons classique, lyrique et disons, pour tordre le modernisme formel »
S’il pourrait paraître tentant d’aborder cette confrontation d’avec soi, de s’affranchir de la nature, ce maudit ou cadavre, de l’ordre d’une puissance ténébreuse, entre l’éternel et l’absolu, de l’irruption téméraire de la créature mortelle dans la sphère divine, il semble que l’essence de l’être, s’il est une, s’apparente à cette recherche, de la vertigineuse pensée. Pensée qu’il tente de distinguer ou d’appareiller autrement d’avec l’esprit, de ce lien presque de l’irréversible - « malgré l’effort et la lutte, un temps / je suis pénétré par l’esprit. Ma / seconde faute ». De ce temps de la pensée à n’être pas synchronisé avec le temps de l’esprit. Ce qu’il nous est tenté de fuir « ce dieu humain », « confusion que la nuit rend absurde ».
Une plongée en double hélice, entre des polarités de formes bien distinctes, et qui pourtant parviennent à se tisser, se greffer, s’incurver, se creuser et s’imiter parfois. Mais d’une répétition dangereuse. En ce sens, par ce « lexique qui est un Bestiaire », Brosseau recrée la tension nécessaire au lyrisme. Un lyrisme distendu entre possible et impossible. Un lyrisme qui s’augmente de la « dépravation de l’écrivant ». Dans cette idée de posséder la singularité, de celle que l‘on ne peut plus justement accueillir. Sorte de vague ou de houle chronique à envelopper puis percer. Dont les contours semblent pour le moins disséminés. Cette compénétration presque, « emplie de pue. » Ces couleurs de la modernité comme autant de formes de vagabondages (à faire appel des figures de l‘errant). Ces strates mobiles de clairvoyances sombres, fascinantes, et acides, « à se tracer jusqu’à la rupture ». Mais bien plutôt une intensité de degrés de clairvoyance.
« ma force chromopathie m’a rendu clairvoyant ».
Pas de pessimisme. Pas d’inflation d’un mal. Pas de haine. Mais l’expérience revitalisée de « ce meurtre qui précède la perte. » De le prendre de biais. De cette amputation native. Et toute une dimension du tourment prise et métabolisée dans les ramifications vibratiles et ensorceleuses des poésies romantiques et post-romantiques du XIXème siècle, sur le terreau même des mystifications. Le « quotidien » pouvant lui aussi relever d’une forme de mystification.
Ces « retours critiques », qui ne sont aucunement pas mélancolie ou détachement du temps, mais développement d’un « pure mouvement, hors de toute impression ». De ce mouvement à porter ou reconnaître finalement qu’il n’y a rien de nouveau.
« Alors on refait, on dit que les mots ça se travaille comme de la bonne pâte».
Dans cette circularité « temps des temps », tout une approche de la Matière-Langue, incarnée, désincarnée, entre symbolique et transmutation. Entre idée et nombre. Ces modalités ou actes de « faire autorité sur la Langue ». Brosseau se jouant là des dialogismes. Des codes. Des signes. Des genèses. Des héritages. Des Dons. Des Filiations. Des « lassitudes ». Se fait Singe à rebattre la généalogie des discours par trop programmatiques. Ainsi Brosseau évoque-t-il cette expression génésique de « bactériosémiologique » Autant dire une manipulation du signe. A ne pas figurer encore signe. A ne pouvoir investir toute forme du signe. Comment prendre ou re-prendre corps par la fuite du sens. Comment prendre et re-prendre corps face à ce qui ne protège plus, ce qui semble tourné vers ce précipice qu’il a lui-même ouvert devant lui, en lui. Dans « ces expériences du corps ». Comment reconfigurer un espace dans cette partition qui ne soit pur retournement contre lui-même. Cette question du morcellement et de l’un. Du devenir de l’histoire. La mort en devenir, au plan des « saturations des traces ». « Il fait noir ». Mais de cet état, qui ne peut être seul signe, le possible d’une clarté, vision non pas à voir l’invisible, mais à revivre cet « orient de chair », entre idéal et stimulation. De cette approximation du signe. « Cette force apaisante ». Ce signe de nature presque « à ouvrir un œil ».
Tension à créer un espace de silence. Faire taire le nom ou les noms pour qu’advienne le signe. Ce signe comme image de l’incalculable, à ne renvoyer totalement au hasard, mais à un effort extrême d’un mouvement de l’un étant l’autre, à se jouer des bornes de l‘humain. « D’où le meurtre succède à la connaissance ». De cette façon de se brûler. Dans cette progression des immixtions des périmètres de voix et des territoires de « reprises de vérités », de l’entrelacement ou modes de nouages, matière verbale, dans l’intuition des corps à s’oublier. D’une nouvelle synthèse, en cette dé-sécularisation d’un « défaut d’être » reversée dans le déclin au temps long d’un Muthos (« immaculée perte de la langue »). D’un retrait de la conscience. De l’esprit. Nous en venons là, à toute la collision de temps que l’écriture de Brosseau dégage. Ce temps des « fabriques » et du « partage », mais aussi « fausse sphère inventée par le nombre ». « De la disséquante pensée » Et cette dérive vers le contemporain, ou l’actuel, sorte d’inactuel à ne pas servir, cette « fascination du conditionnel » à donner l’excitation des flux. De ce « je m’imagine ». Mais Brosseau pointe là surtout toute une archéologie des excitations. Toute une colonne de béance au temps long. Dans la défiance du paradigme. A ne plus s’en remettre servilement à « l’esprit » mais dans ce « Grand Autonome de la Machine », autre vertige de l’intuition de la matière.
« Je me sens près de l’esprit que l’intelligence appréhende…mais non de l’esprit lui-même ».
Ce qui revient à entendre qu’être l’égal de l’intelligence te permet d’approcher l’esprit que tu comprends, mais ne peut l’être au sujet de l’esprit même. Dans cet écart, cet intervalle, cet espace d’un défaire. Toujours autant à lier qu’à délier. Ou cette matière qui « emmaillote l’existence de toute sa longueur » qu‘il qualifie de poétique… Et donnera forme à ce « vide carcéral du manque. » Investir le corps des stimulations, « à redonner sens aux formes qui, d’elles-mêmes, n’en ont pas ».
« Connaître ! Oui, mais dire le vrai ».
Et ce double fond, de l’appauvrissement et du temps de la parole. Du temps de la fascination. De la maîtrise et de l’Hubris. De cette fidélité folle en ce que tout se reformule. Qui ne serait autre que l’autre versant, en creux, du phantasme de l’Histoire. Cette parole à tenter de dire le vrai puise sa force à continuer en « ces temps qui se réfléchissent ». Jusqu’à en forger des variations, des « éléments de plus en plus étrangers ». La Confusion est de ce long et périlleux resserrement de l’être à ne pas suivre la raison, à tenter de dire dans l’impossibilité même de se dire, de se survivre dans le silence du creusement même de l’action. « Ne me ramenez pas à moi. Je veux du moi et du pluriel, je veux l’emmêlement des sois…» « Vous, sujets intraxetra, en vous les objets-reflets». Entre désir et connaissance. Entre le dire d’un silence quasi « auctorial ». De ce tropisme anthropologique, ou anthropomorphique du créateur. Fonction hyperbolique de soi(s). Cette interpolation au signe du macrocosme. « Je me sais savoir mais ne sais pas ». Si l’intention peut être univoque, les changements de registres sont des changements de temps. Cette scansion à vouloir changer de cycle. A fuir « ce qui m’a trop pensé ». Cette Confusion qui n’est qu’intrication de tous ces registres à ne pouvoir se fossiliser. Cette Confusion à entendre aussi comme étendues, affouillement des âges de la pensée. A contenir en un seul corps « tous les savoirs en un même moment ». Mais l’Homme-Singe-Bruyant peut-il sortir de cette clôture, « puisque le temps est une géographie ». Et comme maître ou puissance, l’injonction de cette passe du temps.
« (Un temps
Passe
Et
Reprend) »
« Pour ne plus dire » et dépasser l’instance intentionnelle. A déjouer l’épaisseur de l’instinct religieux dans l’orgueil de sa force. Brosseau termine cette confrontation par ce grand rire. Non pas seulement démoniaque. Une sorte d’appel à la nature vivante. Qui ne saurait être que cri. Ni absolution. Ni expiation. Mais de cette colère à faire contrepoids pour « faire poids d’os et ne pas être ». Cette fatigue « d'être parlé ». De ce temps archaïque des pertes qui n’est pas antérieure à la parole. De cet attrait de la beauté à courir toujours, non comme pure objet de contemplation, mais comme une excitation à la volupté. Sortir de cette langue revient en un certains sens à la réalité d’un idéal inaccessible. Non pas perdu. Mais comme dans l’expansion d’un retrait. Brosseau nous livre là, une sorte de tectonique et d’archéologie d’une naissance de visions. A se brûler de figurer sur cette grande scène de l’Histoire. Et ce, dépassant tout un tour crépusculaire qu’il retourne par la somme des ressorts de langue, des confusions. « La voix et la vulve », Faute seconde. Ou double extraversion. Profondeur à l’origine d’une même vision transformée. Et cette revenance.
« Que ferais-je de ma propre naissance ». (Bête noire à se porter au-delà de la simple ondulation du rêve ou des soubresauts de la conscience).
Le poème n’est déjà plus un remède où l’on cède le corps de la parole, et la parole du corps.
[Sébastien Ecorce]
Mathieu Brosseau, La confusion de Faust, Dernier Télégramme, 2011