Foucault, la « vraie vie » et les Grecs

Publié le 12 avril 2011 par Les Lettres Françaises

Foucault, la « vraie vie » et les Grecs

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Frédéric Gros, éditeur du Courage de la vérité, présente la dernière série de cours

donnés par Foucault au Collège de France en 1984.

Comment situer ce cours dans le contexte des derniers travaux de Foucault ? Plus précisément, comment s’articule-t-il, d’une part, au cours de l’année précédente sur « le gouvernement de soi et des autres », dont il est le second volet, et, d’autre part, aux derniers volumes de l’Histoire de la sexualité ?

Frédéric Gros. Le cours de 1984 se présente dans le prolongement immédiat de celui prononcé en 1983. Le thème retenu était celui de la parrêsia, un terme grec dont Foucault souligne l’importance dans la pensée politique grecque. La parrêsia signifie le « dire-vrai », le « franc-parler », le « courage de la vérité ». L’obligation à dire la vérité est un thème évidemment important dans l’ensemble de la philosophie occidentale, mais il est surtout présent dans la pensée morale, sous les formes, par exemple, de l’interdiction du mensonge ou de l’exigence de sincérité. Par exemple, on trouve dans la morale de Kant la démonstration de l’immoralité du mensonge. L’originalité de Foucault fut d’étudier comment ce souci de vérité fut d’abord pensé par les Grecs dans un horizon politique : celui de la prise de parole publique dans un cadre démocratique. La parrêsia, c’est la vertu du citoyen qui assure le bon fonctionnement de la démocratie en exprimant publiquement et courageusement son idée du bien commun, au risque même de heurter, de blesser. La parrêsia, c’est l’antidémagogie, et l’idée de Foucault, c’est de montrer qu’on ne peut pas, comme le fait Habermas, se contenter de définir la démocratie par des règles formelles de consensus, mais qu’il existe un êthos démocratique.

Pourquoi Foucault consacre-t-il une place majeure aux cyniques, longtemps négligés par les historiens de la philosophie ?

Frédéric Gros. Foucault redonne en effet aux cyniques une place déterminante dans l’histoire de la philosophie, puisqu’il finit presque par construire le cynisme et le platonisme comme les deux branches de l’alternative originaire de la philosophie. Le platonisme construit l’idée de la vérité comme substance de l’âme, fondement du logos, défi pour la pensée, essence d’un monde éternel, transcendant, intelligible. Le cynisme, de son côté, se donne une idée de la vérité comme défi posé à la vie, travail éthique sur soi, et appel à la transformation du monde. Il s’agit donc, avec le cynisme, d’explorer une voie de la philosophie qui ne serait pas pure élaboration spéculative d’un système, discours vrai sur le monde, mais un ensemble de propositions pratiques offertes aux sujets pour transformer leur existence et changer le monde.

Dans ce contexte, Foucault développe le thème de la « vie militante » comme forme de vie pleinement philosophique. Est-ce ainsi qu’il concevait finalement son propre rapport à la politique ?

Frédéric Gros. Il est à la fois difficile et tentant de relier les études précises de Foucault sur des textes grecs à son engagement politique. Il est certain en tout cas que la philosophie, envisagée dans la lumière projetée par l’examen des sagesses anciennes, implique une prise de parole publique et risquée, un engagement. Mais cet engagement doit s’accompagner d’un travail sur soi et d’une modification de son mode de vie. Le problème posé dans ce cours est celui de la « vraie vie » : qu’est-ce qu’une vraie vie et comment se fait-il que toute existence authentique soit en même temps toujours marginale ? C’est que la vérité n’est pas ce qui fait consensus, mais ce qui provoque et ce qui inquiète.

Entretien réalisé par Jacques-Olivier Bégot

N°58 – Avril 2009