On comprend dès l’ouverture que le titre du roman énonce à la fois son sujet et sa façon. On verra, tout au long de ces 318 pages industrieuses, la naissance d’un pont, la naissance de l’idée d’un pont, la naissance de l’élan poussant des individus à participer à la naissance d’un pont. Tout à la fin, on verra le pont lui-même : entre les deux rives qu’il relie, un troisième paysage, ainsi que le décrit Waldo son concepteur inspiré. Pour retracer cette épopée, Maylis de Kérangal a pris son souffle et a tout arpenté : les lieux, bien sûr, essentiels dans toutes ses œuvres, mais aussi les territoires fermés aux non initiés des métiers nécessaires à son chantier. La magie, sa magie, c’est qu’on n’a pas le sentiment d’un travail de recherche à l’américaine, fouillé, incarné mais dont le fruit, souvent, ouvre des parenthèses dans les romans. Chez Kérangal, le jargon, la liste des matériaux, l’énoncé des contraintes techniques et des moyens d’y obéir sont le roman. Au même titre que les corps, leurs besoins, leurs chants.
C’est qu’à l’instar de Diderot, le chef de chantier nulle part chez lui que dans la pensée de l’ouvrage à accomplir, Kérangal se place « à la culotte des choses », ne lâche pas un instant sa garde rapprochée. Comme Diderot, le chef de chantier, c’est là qu’elle se déploie. C’est de là qu’elle déroule portrait après portrait, s’arrêtant à un moment donné d’un espace ou d’un personnage et puis tirant, tirant, dévidant la bobine compliquée des vies et des endroits d’un monde unifié par les cohortes en mal d’emploi. On saura en quelques phrases et même parfois en quelques mots ce qu’ont été les existences jusqu’au temps du pont. Celle de Mo, le jeune chinois traversant comme dans un conte les continents pour aller où on embauche, où il pourra vivre.
Car le miracle de cette épopée du labeur contée par le menu, par l’avant et l’après et les lignes entremêlées des vies, c’est son tissage si étroit, si fin, son calendrier si parfaitement maitrisé que chaque mot, chaque action et chaque chose décrites viennent éclore précisément où il faut. Précisément où elles s’imposent à nous avec l’évidence d’une histoire où nous serions aussi. Dès lors l’attention quasi maternelle qu’a Kérangal pour ses personnages nous inclut, nous réchauffe et son ambition, la puissance de ses phrases taillées sous la loupe nous emportent dans leur mouvement.
(Crédit Photo Maylis de Kérangal - Catherine Hélie Gallimard)