Toute expo Manet est une fête pour les yeux et l’esprit. Celle qui se tient jusqu’au 3 juillet au Musée d’Orsay fait entrer en résonance les toiles françaises et américaines (entre autres), offrant une vision très complète de son œuvre. Elle nous permet surtout de mieux appréhender ce qui fait la modernité de Manet. Plus qu’un précurseur de la peinture pure – rendons à Monet ce qui lui appartient – Manet apparaît plus que jamais comme un peintre du sujet, auquel il ne renonce jamais.
Certes, l’impression de non fini qui se dégage de ses toiles, leur donnant des allures d’esquisses désinvoltes et énergiques, a scandalisé de nombreux contemporains, amateurs d’un académisme léché. Mais au-delà de la forme, c’est le choix des sujets qui provoque l’ire des critiques : actrices, chanteuse de rue, gitans, modèle à la nudité disgracieuse et impudente…Les histoires que raconte Manet sont trop éloignées des dignes sujets tirés de la mythologie ou de l’histoire ancienne pour gagner le droit d’appartenir à la grande peinture d’Histoire. La désapprobation fut d’autant plus grande que derrière la « chair faisandée » de la demi-mondaine Olympia les visiteurs du salon percevaient l’ombre tutélaire des chefs d’œuvre du passé, de La Vénus endormie de Giorgione à La Maja desnuda de Goya en passant par La Vénus d’Urbin de Titien. Manet sacrilège, profanateur des trésors de l’art classique ? Comme le furent en leur temps et à leur manière Caravage ou Rembrandt. Manet affirmant la dignité de l’histoire contemporaine n’est pas si éloigné d’un Caravage insistant sur les pieds noirs d’un pèlerin ou la déchéance physique d’un évangéliste, ou d’un Rembrandt prenant pour sujet un Bœuf écorché. Scrutant ses contemporains pour capter leur grandeur et leur beauté, Manet est moderne au sens où l’entendant Baudelaire.
La confrontation des œuvres de jeunesse de Manet à celles de son maître, Thomas Couture, lui aussi admirateur des maîtres anciens, permet de préciser la spécificité du génie de Manet : alors que les toiles de Couture demeurent des tableaux « à la manière de », celles de Manet conservent un irréductible caractère original, comme en témoigne le double portrait de ses parents (1860). On sent dans la figure de Manet père la rudesse du vieillard, saisie à la perfection par Tintoret dans son incroyable autoportrait du Louvre, que Manet avait copié. Pour autant le portrait de Manet conserve toute sa force, peut-être parce que d’autres sources d’inspiration s’y mêlent, notamment espagnoles, équilibrant le jeu des influences.
3.
De même dans son Balcon (1869), le tableau de Goya Les Jeunes ne résonne que comme un écho. Manet y peint une anti conversation piece, où les protagonistes, Berthe Morisot, Fanny Claus et Antonin Guillemet sont murés dans le silence et étrangers les uns aux autres. Ce portrait de groupe est aussi l’aveu d’un échec, d’une frustration, celle de n’être pas parvenu à déchiffrer le visage de sphinx de Berthe Morisot, comme en témoigne un autre portrait peint quelques années plus tard, dit à l’éventail : la jeune peintre y apparaît le visage volontairement dissimulé derrière ledit objet, s’offrant et se dérobant tout à la fois au regard du portraitiste.
4.Les talents de portraitiste de Manet sont visibles dès ses débuts. Son Enfant à l’épée (1861) est un magnifique portrait de l’enfance. L’œil fier et déterminé, le petit Léon Leenhoff tient maladroitement une épée trop lourde pour lui, comme s’il s’agissait d’un paquet encombrant mais qu’il ne lâcherait sous aucun prétexte. La posture instable de ses jambes restitue la maladresse et l’énergie désordonnée d’un gamin jouant au valet d’un autre temps.
Ami de Baudelaire, Manet représente sa maîtresse Jeanne Duval, à demi allongée sur un canapé. L’immense jupe blanche occupe près de la moitié de la surface de la toile, ouverte en corolle comme une gigantesque méduse, effet qu’accentue une perspective malmenée – qui continue de choquer le quidam qui visite l’exposition en 2011. Même importance dévolue à la jupe féminine dans Lola de Valence (1862), où elle projette une ombre dense et presque sculpturale. Dans les quelques vers écrits par Baudelaire pour accompagner ce tableau, il fait référence à « un bijou rose et noir », que la jupe cache tout en le désignant, comme la main d’Olympia posée sur ses cuisses. Car le sujet, chez Manet, n’est parfois qu’un corps. Portrait d’un corps vivant dans Olympia (1865) et Le Déjeuner sur l’herbe (1863) où Victorine Meurent, nue au milieu de ses vêtements, clame son appartenance au monde terrestre et très humain des modèles d’atelier, loin des pures nymphes des sous-bois et du Concert champêtre de Titien. Portrait d’un corps mort dans son Christ aux anges (1864), dont la tête demeure dans l’ombre tandis que les mains et pieds bulbeux et meurtris sont frappés d’une lumière crue. Corps mort et réifié dans L’Homme mort, torero placé en travers d’un espace abstrait comme un couteau dépassant de la table d’une nature morte pour créer la profondeur du champ, dans la même position que son Asperge devenue célèbre.
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Refusant de « finir » ses toiles comme un peintre respectable, de choisir un sujet digne d’être représenté, mais ne se résolvant pas à tourner le dos au Salon et à la reconnaissance officielle, précurseur de l’impressionnisme attaché plus que tout au sujet, Manet a ouvert la voie à une modernité distincte de celle de l’abstraction, une modernité résolument figurative qui a essaimé jusqu’à Lucian Freud.
On ne les présente plus, mais une petite légende peut soulager des neurones fatigués :
1. Le Balcon, Musée d'Orsay
2. L'Homme mort, National Gallery of Arts de Washington
3. Aperge, Musée d'Orsay
4. L'Enfant à l'épée, Metropolitan Museum of Arts de New York
5. La maîtresse de Baudelaire, Musée des Beaux Arts de Budapest
6. Lola de Valence, Musée d'Orsay