Aujourd’hui pourtant, force est de constater que l’Europe « à géométrie variable » s’est imposée de fait. Un seul bémol : la figure géométrique est imposée plus que choisie, et ne demeure variable que l’ampleur des concessions faites par les Nations en termes d’abandon de leur souveraineté.
Cela est vrai en politique étrangère, où l’Union européenne a achevé d’asseoir sa réputation mondiale de « nain diplomatique » avec l’affaire libyenne. En dépit de l’énergie déployée par la « haute représentante » Catherine Ashton pour occuper le terrain médiatique dès le début des révoltes arabes, les choix majeurs ont bien évidemment été fait par les États en fonction de leurs intérêts propres et dans une impression de désordre peu commune. La « Françallemagne » a connu une crise de couple remarquée, la France décidant de s’embarquer avec la Grande-Bretagne dans l’aventure libyenne, cependant qu’elle était lâchée au Conseil de sécurité de l’ONU par une Allemagne toute à sa détestation historique de la guerre dont on ne sait plus s’il s’agit d’un prétexte fallacieux ou d’une phobie rémanente.
Mais la « géométrie variable » européenne est également observable dans le domaine économique et monétaire, y compris au sein de la zone Euro. Pourtant, on crut longtemps que le partage d’une même devise serait la garantie d’une solidarité intangible, et que l’adoration commune d’un même veau d’or tiendrait lieu de « projet de paix perpétuelle ». Las, il est désormais notoire que la zone Euro compte deux catégories de membres. Il y a d’une part le « noyau dur », les pays « du socle », ceux pour lesquels le Figaro du vendredi 8 avril nous annonce fièrement que « la reprise se confirme ». Grâce à leurs belles performances, « la BCE (qui) n’avait pas modifié ses taux depuis mai 2009 » va enfin pouvoir donner un petit tour de vis monétaire.
Peu importe que, d’autre part, certains de nos partenaires connaissent une crise de la dette sans précédent. Peu importe que leurs gouvernements tombent pour avoir fait subir à leurs peuples d’insupportables plans d’austérité, ajoutant à l’insécurité économique une angoissante instabilité politique. Peu importe qu’incapables de se refinancer sur les marchés, ils soient contraints de mendier leur survie à la « triade des sigles » (MESF : mécanisme européen de stabilisation financière, FESF : fonds européen de stabilité financière, FMI : fonds monétaire international). Et peu importe, finalement qu’ils finissent par quitter la zone euro, puisque ce ne sont, après tout, que des pays « périphériques ». Ils furent un temps appelés « pays du Club Med », et Patrick Artus disait d’eux que « réindustrialiser (les pays du Sud) n’aurait aucun sens (…). Une union monétaire doit justement permettre aux pays de se spécialiser différemment (…). Il faut nous faire à l’idée qu’à très long terme coexisteront des pays d’économie de services et des pays d’économie industrielle, qui n’auront pas les mêmes niveaux de salaires (…). l’Espagne, qui a des plages ensoleillées, se spécialise naturellement dans le tourisme ».
Passion des sigles abstrus ou lucidité quant au fait que la fréquentation des plages ensoleillées d’Espagne est devenue un peu chère sous l’effet d’un Euro structurellement surévalué, les « pays de Club Med » sont ensuite devenus les PIIGS (Portugal, Italie, Irlande, Grèce, Espagne). Aujourd’hui, ils sont simplement « périphériques ». Et peut-être, aussi, un peu « anecdotiques ». Car, pour Jean-Claude Trichet, la priorité ne semble pas être au sauvetage des pays du pourtour. Le banquier central l’affirme : la priorité, c’est la lutte contre la hausse des coûts : « la maîtrise de l’inflation, c’est la condition de la croissance et des emplois ».
Voilà une logique toute malthusienne que ne renieraient pas nos voisins Allemands. Maîtrise des coûts, contraction de la demande intérieure, démographie en berne, et, désormais, isolationnisme diplomatique, la patrie du grand Nietzsche semble avoir rompu avec la « volonté de puissance » chère à l’exubérant philosophe, pour se claquemurer derrière la sauvegarde craintive et étriquée de ses intérêts comptables.
Il faut dire que, pour l’Allemagne, la surévaluation calamiteuse de la monnaie unique a plutôt des avantages. Accordée comme un gage du président Mitterrand au chancelier Kohl pour qu’il accepte de se départir de son Mark, « l’Euro fort » ne pénalise pas les exportations allemandes, dopées par l’aura du « made in Germany » : les avantages comparatifs de l’Allemagne résident dans la qualité de ses produits, non dans leur prix. Mais ce n’est pas tout. Notre voisin germain contient également l’enchérissement de ses produits en pratiquant une politique systématique de déflation salariale, c'est-à-dire de gel des salaires, permise par cette discipline collective et cette cogestion syndicale qui fondent le « capitalisme rhénan » cher à Michel Albert. Enfin, la République fédérale bénéficie des bas coûts de production des pays de la Mitteleuropa où elle délocalise, tout en les dépouillant de leurs diplômés pour combler son propre déficit de « jeunes ».
Quant à nous, Français arc-boutés sur nos « avantages acquis », latins écervelés avides de jouir, nous ne disposons sans doute pas d’une working-class aussi « résiliente » que l’allemande aux aléas de la contraction salariale. Aussi, peut-être devrions envisager, sans attendre que Moody’s et consorts ne nous ravissent notre « triple A », à nous débarrasser de la monnaie unique.
A défaut, prenons garde à conserver à nos côtés nos partenaires d’Europe méditerranéenne, que leur calvaire économique pourrait convaincre de revenir en ordre dispersé à leurs monnaies nationales. A trop chérir la rigueur glacée et à trop mépriser les « plages ensoleillés », il se pourrait qu’un jour, nous devenions, seuls, le pays « du Sud » d’une Europe-croupion recentrée sur l’Allemagne et le Benelux. Or si la géométrie peut-être variable, la géographie, elle, ne l’est jamais. Alors, le « périphérique », ce serait nous.
Corinne Delaume
LA TRIBUNE
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