Il convient, quand on aborde ce thème hautement conflictuel, de poser deux principes. L’argument premier de ceux qui s’opposent à la dépénalisation consiste en général à affirmer que « la drogue, c’est mauvais pour la santé ». Soyons tout à fait clair sur ce sujet : ils ont entièrement raison et il n’est pas question ici de remettre en cause cet état de fait qui ne fait d’ailleurs pas vraiment débat. Je ne suis pas un spécialiste du sujet et ne me risquerai donc pas à établir la moindre hiérarchie entre les différents produits nocifs et addictifs que nous injectons dans nos corps – alcool, tabac, cannabis et autres champignons hallucinogènes – et me contenterai d’affirmer d’un bloc que tous, à des degrés divers, sont mauvais pour notre santé. Ceci étant dit et dûment posé en préalable, il faut aussi poser un autre principe : ce n’est pas parce que quelque chose est mauvais pour notre santé que l’État peut légitimement nous interdire d’en faire usage. En d’autres termes, le rôle de la puissance publique est de garantir nos droits et de nous défendre contre les violences exercées par des tiers mais pas de nous défendre contre nous-mêmes. On m’opposera qu’un drogué ne dispose plus de son libre-arbitre ; ce à quoi je répondrai que c’est tout à fait possible dans certains cas mais que ça n’a rien de systématique ni d’universel. Au même titre que beaucoup de gens consomment de l’alcool ou fument du tabac tout en restant parfaitement lucides et capables de s’arrêter [1], c’est à vous de faire la preuve qu’un consommateur de cannabis ne dispose plus de son libre-arbitre avant de le priver de sa liberté. C’est là un principe qui dépasse très largement le sujet précis de l’usage de stupéfiants : priver un citoyen de sa liberté est un acte qui n’a rien d’anodin ni de normal, c’est une décision grave qui devrait toujours être dûment motivée.
Ce qui nous amène fort opportunément au sujet des arguments factuels et raisonnés qui pèsent en faveur d’une dépénalisation de l’usage et du commerce de produits cannabiques.
D’abord et surtout, la prohibition n’empêche pas les gens de consommer. C’est un point qui relève de l’évidence : le régime de criminalisation du commerce de stupéfiant a été un échec total ; jamais nos concitoyens n’ont autant consommé de cannabis que depuis que nos gouvernements successifs se sont mis en tête de le leur interdire. Selon l’Observatoire français des drogues et des toxicomanies (OFDT), « depuis le début des années 1990, l’expérimentation de cannabis a connu une hausse assez nette pour atteindre 25 % en 2000 puis 31 % en 2005 parmi les 15-64 ans » et une enquête de 2008[2] concluait qu’« un quart des adolescents de 17 ans déclarent avoir consommé du cannabis au cours du dernier mois ». Un bref coup d’œil à l’extérieur de nos frontières nous permet de constater que même dans des pays où le trafic de drogue est passible de la peine de mort, les consommateurs parviennent toujours à s’approvisionner et la consommation ne baisse pas. Le fait que la répression aggrave les choses n’est pas du tout, comme le pense Jérôme, paradoxal. C’est en fait parfaitement logique : plus l’État mène la vie dure aux dealers, moins ils se font concurrence entre eux, plus ils peuvent augmenter leurs prix et donc « investir » dans le développement de leurs activités. Ce qui nous amène à mon deuxième argument.
Le principal effet de la prohibition est qu’elle crée une source de revenus pour le crime organisé. Lorsque le crime organisé s’organise (justement) pour approvisionner nos concitoyens en cannabis, il ne le fait pas par grandeur d’âme ni pour rendre service à qui que ce soit : il le fait parce qu’il existe une demande solvable et que la prohibition réduit la concurrence ; c’est-à-dire qu’en somme, il y a des profits à faire. Il ne s’agit pas d’une « réponse spécifiquement ultralibérale » comme le dit Jérôme mais d’une réponse du marché ou, si vous préférez, c’est encore un coup de la « main invisible ». Que des gens fassent commerce du cannabis ne me gène pas mais que cette activité leur serve à enrichir des mafias et à remplacer l’État dans des quartiers entiers en y faisant régner leur loi me pose en revanche un sérieux problème.
Un autre effet particulièrement indésirable de la prohibition est qu’elle crée l’opacité de ce marché : en interdisant l’existence de points de vente ayant pignon sur rue – des « coffee shops » – elle empêche les consommateurs de se faire une idée de la qualité des produits qu’ils achètent et les prive de tout recours si la barrette de shit qu’on leur a vendu a été coupée avec Dieu sait quelle saloperie. Là aussi on pourrait croire à un paradoxe mais il n’en est rien : légaliser le commerce du cannabis, c’est aussi améliorer la transparence du marché et donc la qualité des produits. Ça ne rendrait évidemment pas le cannabis « bon pour la santé » mais ça contribuerait – c’est déjà ça – à le rendre moins mauvais. Étant entendu que, interdit ou pas, les gens veulent consommer ce produit et le consomment effectivement, faire en sorte qu’il soit le moins nocif possible me semble relever du bon sens.
D’autant plus que rien ne prouve qu’une dépénalisation incite les gens à consommer plus. L’expérience de nos voisins hollandais ne démontre – bien sûr – rien du tout mais le fait que la relative libéralisation du marché se soit accompagnée d’une baisse de la consommation montre au moins qu’il n’existe pas de lien systématique entre fin de la prohibition et augmentation de la consommation. Si, pour les raisons évoquées plus haut, il est plus que probable qu’une dépénalisation entraine une baisse des prix – sans parler de la facilité de se procurer les produits – il semble que la consommation de produits stupéfiants soit relativement « inélastique » aux prix. Par ailleurs, il est assez probable qu’une légalisation du cannabis diminue son attrait auprès de ses principaux consommateurs – les adolescents – dans la mesure où ces derniers apprécient justement le caractère transgressif des drogues.
Enfin, si la prohibition coûte cher au budget de l’Etat, une dépénalisation lui rapporterait au contraire de nouvelles ressources. Légaliser ce commerce c’est bien sûr récupérer de la TVA et de l’impôt sur les sociétés mais c’est aussi quelques chômeurs en moins – et notamment des dealers – et des « coffee shops » qui consomment de l’électricité et achètent des fournitures. On remplace la guerre des gangs par de paisibles boutiques fleuries en centre ville ; reconnaissez que c’est tout de même plus sympathique.
Je suis donc d’accord avec Jérôme sur tout, sauf son titre.
Notes :
[1] Je n’ai pas dit que c’était facile mais ça reste une question de volonté.
[2] Legleye, Spilka, Le Nezet, Laffiteau – « Les drogues à 17 ans. Résultats de l’enquête Escapad 2008 ».