
1.« Le crépuscule met un tel silence dans la demi-obscurité, un tel détachement, un tel renoncement, quelque chose de tellement immatériel qu’il y a un moment où la chambre semble être solitaire, inhabitée, sans nous-mêmes. On s’est tellement imprégné de mutisme, tellement abandonné à la mort de la lumière, à son secret, à sa décomposition fluide et invisible, qu’à l’instant où l’on veut se ressaisir, on n’est plus. On s’est évanoui, en tant que pure et simple conscience de la chambre elle-même ; quelque chose de semblable au mystère de la métempsycose ou de la désincarnation s’est opéré ; nous avons été comme peu à peu absorbés par les murs ; nous nous sommes retirés. »(Ramón Gómez de la Serna, Échantillons)
Tiens pour célébrer cette victoire, ma victoire, j’ai « mis » le nez dehors et j’ai lu quelques pages de Ramón Gómez de la Serna. Pour l’anecdote, je dirai que ces pages étaient d’un esprit tendre et éclairé et qu’elles étaient presque toutes délicieuses. Ensuite j’ai dégusté une madeleine que j’ai accompagnée par une quantité mesurée de Coca Zero (l’aspartame est cancérigène). Puis un peu repu et assez fatigué par une rude journée de labeur je me suis endormi face au soleil (le soleil est également cancérigène).Me réveillant à l’instant je constate que la lumière est déjà passée sous les toits, que la fraîcheur tombe et que mon optimisme météorologique était peut-être un peu trop précoce. On annonce un tremblement de terre au Japon, un Tsumani et des morts à foison.2.

12 novembre.- Temps mi-brumeux, mi-pluvieux, mi-gris, mi-rien. Commencé la Bonne Ferte d’Albert Vidalie… Limpidité de style, simplicité de trait… Vidalie était un grand ami d’Albert Blondin, il tournait aussi souvent autour d’un petit groupe d’écrivains pour l’essentiel éthyliques : René Fallet, Louis Calaferte, Jean-Paul Clébert, Louis Sapin, Georges Arnaud…Selon son éditeur : Robert Kanters, il avait « de la vulgarité dans la vie et le goût d’un style élégant et classique dans ses œuvres. »13 novembre.- Beau temps quasi printanier. Albert Vidalie, est léger et délicat, simple et limpide… comme quoi il peut y avoir de la subtilité chez les « piliers de bar » et même chez ceux qui naviguaient en alcool trouble accroché au comptoir du fameux bar-bac …15 novembre.- Pluie abondante. Il fait nuit à 17 heures. Reçu quelques Microgrammes de Robert Walser (Le Territoire du Crayon). J’entamerai cette lecture dans deux jours. En attendant, je finis la Bonne Ferté d’ Albert Vidalie … Tiens pour en revenir à un débat récent c’est un livre qui parle des « gens du voyage » tout en les appelant par leurs vrais noms (gitans, manouches, zingaros, rabouins, gitous…) et tout en les respectant avec une bienveillance non ostentatoire. L’honnêteté, d’Albert Vidalie, devrait en inspirer certains, je pense que ces certains ne le liront jamais, c’est fort dommage… « Leurs connaissances géographiques étaient singulières. Ils ignoraient absolument la situation d’une cité, le non du cours d’eau qui la traversait, à quelle industrie elle devait sa prospérité, quels grands hommes avaient vu le jour dans ses murs, quelle fameuse bataille s’y était déroulée, mais ils se souvenaient de certains détails : le goût de l’air, la couleur de l’eau et de la lumière, la forme curieuse d’une montagne qui la dominait, les deux vents constants balayant ses rues et ses places, la physionomie de ses habitants qui ressemblaient à des aigles, à des moutons, à des chats, et souvent ils apprenaient ainsi beaucoup plus sur une ville, en dix jours, que ses citadins n’en avaient appris en dix générations. » 17 novembre.- Froideur. La fin de la Bonne Ferte baigne dans le tragique que, comme s’il fallait que ce livre, jusqu’ici léger et délicat, en passe par là pour mieux s’achever. Comme s’il fallait, aussi, que les lourds sabots du romanesque claquent nécessairement à l’unisson pour que tout se boucle. On aurait préféré une fin moins sinistre, plus ouverte ; c’est dommage. Commencé le Territoire du crayon, qui est beau à en pleurer.18 novembre.- Froideur, peut-être ? Je ne me suis pas aventuré en dehors de mon intérieur où il fait un peu trop chaud (la chaudière est déréglée). J’arpente le Territoire du crayon, c’est toujours magnifique, modeste et enivrant…20 novembre.- Mi froideur, pluie, un peu. Il fait nuit à 4 heures. Journal de Charles Du Bos. Comme dans tout journal des « complications » intimes, des ennuis de tubulure, des problèmes de tuyauterie. Du Bos souffre, sa douleur est toujours là., au fil de l’habitude elle devient un compagnon, un être distinct qui comble son immense solitude (la douleur est un jeune chien fou). Quand je suis gentil, c’est surtout moi-même que j’enchante. Qui désire faire plaisir ne peut ni ne veut savoir s’il y réussira, et ceux qui m’aiment, comme ils sont heureux. Certains microgrammes de Robert Walser ne dépassent pas un millimètre de hauteur pour les écrire il lui fallait une concentration maximum dans le geste d’écriture lui-même, il lui fallait de la lenteur, une main parfaitement détendue. Walser ne pouvait laisser une feuille, une enveloppe, une carte de visite, sans que ses mots envahissent tout ; s’il avait pu écrire sur la tranche d’un ticket de métro, il l’aurait fait.30 novembre.- Neige. Marché trois kilomètres dans la neige. Prenant un raccourcit je me suis retrouvé surplombant la large route qui même chez moi ; les voitures en bas, j’avais l’impression d’être un maquisard hivernal traquant le nazi. 3.

« Faire de la musique ne suffit pas : l’être musical est encore plus nécessaire… Debussy écoute la nature d’une oreille confidente. De tout ce qu’elle offre à ses yeux, à son tact, à son imagination, il fait de l’harmonie il prête une conscience musicale à ce qui n’a point de conscience. Il est le faune et la naïade, le rêve de la lune sur les marbres et la mélancolie des terrasses: le poète du vent et de l’écume, de la mer et des eaux, de tout ce qui est vapeur fluide et nuages. Il saisit le soleil et le rythme des rayons. Toutes les eaux lui parlent, et la pluie même, qui rafraîchit les pleurs du matin, au sortir de l’insomnie et de la noire chambre, où le malade a compté dans l’angoisse les heures lentes de la nuit. Tout objet lui est sentiment et sa musique est une peinture de l’émotion par l’émotion la subtile magie des accords en est l’instrument; et la nuance, le moyen dont il possède tous les secrets en tout-puissant alchimiste. ; la nuance est la fée de Debussy. La nuance est la variation dans la profondeur et dans le sentiment. La variation n’est souvent que la matière musicale : la nuance est de l’esprit. »
Suarès pincé de Debussy ne peut s’empêcher de batailler, de lutter, contre les idées reçues : le Debussy « peintre de paysage » par exemple … Chacun devrait savoir que Debussy n’est pas un « peintre de paysage » ou tout du moins chacun devrait savoir que s’il peint un paysage , il ne peint jamais l’objet paysage, il l’efface au fur et à mesure qu’il s’y promène ou qu’il le contemple, il n’en laisse passer que « l’écho sensible », « l’image sonnante », il est trop musicien, trop ému, pour être peintre.« On pourrait nier qu’il y eût la moindre description dans Debussy. Il transmute la nature en harmonies, en émotions sonores. Il ne re songe pas à peindre la forêt bruissante, mais ce que le cœur d’une jeune fille, marquée pour le mortel amour, y éprouve dans le profond abandon, à l’heure du crépuscule où elle rencontre son destin. Il ne cherche pas à rendre la lueur d’une lampe qui soudain s’allume dans une chambre obscure, ou le bêlement des moutons qu’on mène à l’abattoir, ou le murmure lent de la fontaine : il ne pense qu’à évoquer le doux soleil de la clarté dans un enfant qui tremble et la lumière qui entre comme un couteau dans l’esprit sanglant d’un bourreau; ou l’innocence perfide de l’eau qui trompe sur la fuite des instants et des baisers; ou l’immense, monotone et fatale douleur de la vie, lorsqu’on la surprend, au couchant qui rougeoie, dans un troupeau de pauvres bêtes sans malice et sans péché, que son destin, un bâton de berger à la main, pousse vers la mort, là, derrière la porte, loin du bercail, pour cette nuit déjà si proche. En musique, le paysage est un sentiment. » « Debussy est tout de France, comme le Jardin du Luxembourg, la Sainte Chapelle, les verrières de Chartres et le Palais de Justice à Rouen. »10 décembre.- La saison est curieuse, douce puis froide, froide puis douce. Lu le Manuel de civilité pour les petites filles à l’usage des maisons d’éducation de Pierre Louÿs. Livre croquignolet, souvent plus drôle qu’autre chose.On notera qu’ avec des idées pareilles, Pierre ne passerait plus aujourd’hui, il finirait sans aucun doute au donjon… « Ne branlez pas sept ou huit petits paysans dans un verre pour boire le foutre avec du sucre. Cela vous donnerait une mauvaise réputation dans le pays. » « Se mettre de miel entre les jambes pour se faire lécher par un petit chien, c’est permis à la rigueur, mais il est inutile de lui rendre. »
17 décembre.- Neige en matinée. Un peu de soleil puis de la pluie. Neige en soirée. Cette météo en montagne russe ferait passer le Jura Suisse pour l’Oural et l’Oural pour le Jura Suisse. Bruges-la-Morte de Georges Rodenbach. Sorte de proto Vertigo, symboliste, sinistre et vaguement touristique. Un peu plat comme le pays du même nom. On murmure, ici ou là, que le très peu guilleret Mishima aurait relu Bruges-la-Morte juste avant son fameux, et fatal, auto coup de surin. Oserais-je dire que je ne suis même pas étonné ?
18 décembre.- Froid tenace, d’ailleurs la neige tient elle aussi. Fini Bruges-la-Morte. L’appétence était moyenne. C’est assurément un livre trop moderne/vieillot pour moi. Cette brume poétique me semble trop systématique. Bruges a beau être une incontestable ville morte la faire peser de tout son poids sur une intrigue si fluette me parait une belle, et périlleuse, impasse symboliste. Pour le reste Rodenbach est souvent plus plat qu’ampoulé…
19 décembre.- Vent violent, la neige fond. Idées et visions d’André Suarès. Là où mon précédent — Rodenbach le Brugeois — était assez mou, plat, brumeux et plein d’afféteries symbolistes, Suarès est lui irradié et solaire. Méditerranéen (dans le bon sens) prêt à traquer l’humanité grasse qui s’évapore des ruelles de Toulon, de sa rade et de tout le tintouin…
22 décembre.- Température incongrue 15° pour ce début d’hiver, c’est un peu beaucoup. On annonce de la neige pour après demain, des -8 ° pour dans trois jours. Tout cela est un peu bizarre.
24 décembre.- Plus que de la neige c’est une poudre glacée qui tombe. Panique parisienne, avions en rade, homeless improvisés dans le hall de Roissy. Baudelaire (Écrits intimes). Baudelaire réactionnaire ! Baudelaire anti démocrate ! Terriblement misogyne ! Atrocement misanthrope ! Bref un sale con divinement dandy ! un génie !
To be continued...