Des romans comme La couleur des sentiments, il n'en sort malheureusement qu'un ou deux par an, qu'il faut savoir ne pas louper ! Ne pas louper, car ça serait se couper d'un moment de plaisir littéraire à l'état pur, d'un vrai rêve éveillé de lecteur, d'un moment-Nutella de la prose !
Heureusement, ces livres-là se repèrent facilement, grâce à un bouche-à-oreille intensif, un classement en tête des ventes malgré leur édition chez une maison confidentielle et une recommandation chaleureuse de tous vos libraires préférés.
Dès les dix premières pages, on sent bien qu'on a là affaire à un bon, très bon, très très bon livre qui, comme un mets raffiné nécessite qu'on en savoure un peu sa découverte. On avance donc dans le roman tiraillé entre l'envie de le dévorer d'un bout à l'autre sans plus s'arrêter, captivés que nous sommes, et la tentation de faire durer le plaisir du livre en en faisant une dégustation lente qui nous en fera capter toutes les saveurs.
(A ce stade, vous vous demandez de quoi peut bien parler La couleur des sentiments, et vous vous dites que ce n'est pas tout d'être un chef d'œuvre, il faudrait aussi savoir de quoi ça cause).
Kathryn Stockett nous emmène à Jackson, Mississipi au début des années 60, en pleine période de débat sur les droits civils aux Etats-Unis. Faisant parler tour à tour deux bonnes (maids) noires et une jeune fille blanche de la ville, elle nous fait plonger dans les inégalités de l'époque, dans ces Etats du Sud encore nettement racistes et pro-ségrégation.
Skeeter Phelan, la jeune fille blanche, va mettre le feu aux poudres de riz des dames bien-pensantes de Jackson en rédigeant anonymement un document sur la condition des bonnes, fondé sur les témoignages des femmes noires de la ville. De la douce Aibileen, meneuse de file pacifiste et discrètement persuasive, à l'insolente Minny en passant par la vieille Louvenia, on voit défiler les récits poignants, étonnants, parfois cruels et souvent émouvants de ces femmes dont les maitresses oubliaient trop souvent l'humanité et l'intelligence.
Kathryn Stockett retranscrit bien l'ambigüité du rapport entre la bonne et ces patrons, qui varie d'une famille à une autre, d'une époque à une autre. Figure éducative pour les enfants, dépositaire de la plupart des petits secrets de chacun, à la fois invisible et omniprésente, il y a tant de choses qui séparent la bonne de sa maitresse, et si peu en même temps. On sent que le sujet a longtemps travaillé Kathryn Stockett, donnant au livre la maturité et le recul nécessaire pour ne pas tomber dans des clichés du genre.
A l'auteure qui s'interrogeait sur sa juste restitution de l'Histoire en citant dans les annexes le prix Pulitzer Howell Raines : "Il n'est pas de sujet plus risqué pour un écrivain du Sud que l'affection qui unit une personne noire et une blanche dans le monde inégalitaire de la ségrégation. Car la malhonnêteté sur laquelle est fondée une société rend toute émotion suspecte, rend impossible de savoir si ce qui s'est échangé entre deux personnes était un sentiment loyal, de la pitié ou du pragmatisme", répondons qu'elle ne se tourmente pas, le risque est largement dépassé et le défi est remporté haut la main !
Un roman captivant et remarquable dans le fond et la forme !