De la fureur domptée

Publié le 10 avril 2011 par Jlhuss

On l’avait enfermé vif au dernier sous-sol de la honte, au fin fond noir de l’effroi. Il importait que le mugissement de la bête n’atteignît jamais l’oreille du prince en ses travaux, ses plaisirs ni ses sommeils. S’il arrivait que la sourde rumeur en parvînt à la chambre, à la salle du conseil ou des fêtes, Minos Ier portait la main à ses tempes avec une expression de grande douleur, et les valets, les ministres, les courtisans comprenaient qu’ils avaient à tirer la double tenture du baldaquin, ou parlementer à voix  forte, ou hausser le volume des enceintes. Nul autre que le roi n’avait la clé du souterrain où macérait le monstre. La vigilance de Minos valait celle de trois cerbères, mais le plus sûr gardien peut avoir sa faille : la faille de Minos était sa fille. Un jour Ariane pourrait tout lui demander ou tout lui prendre.

Cependant grandissait au nord un  prince fier et droit. Son père  l’avait fait instruire à Berkeley, aguerrir à Lacédémone, muscler à Olympie, spiritualiser à Solesmes. A vingt ans, Thésée pouvait parler six langues, jeûner six semaines, méditer six heures, mais n’hésitait jamais plus de six secondes quand son père le chargeait d’une épreuve à risque. Il avait déjà débarrassé l’Attique d’une truie furieuse et de divers assommeurs de parkings et sadiques de motels, en une époque où l’insécurité et son ressenti ne faisaient qu’un. Partir enquêter à Cnossos, en Crète, chez Minos Ier, serait pour le jeune homme son dernier service avant la couronne, car le vieux roi Egée avait résolu, une fois réglée cette affaire, d’abdiquer en  faveur de son fils et d’aller finir ses jours aux Seychelles.

Le fait est qu’il y avait en Crète du scandale sous roche. Aucun des trois groupes d’adolescents envoyés dans l’île en séjour culturel et linguistique n’était à ce jour revenu. Le consulat de Cnossos avait beau assurer chaque fois que les jeunes gens y profitaient et seraient rapatriés avec le prochain groupe, l’inquiétude gagnait les cœurs. Ressurgissaient les vieilles rumeurs sur la fourberie du roi Minos et les déportements de la reine Pasiphaé. Mais Egée était trop sage pour rallumer sur de simples cancans l’ancien conflit avec le despote du sud. Thésée donc, infiltré dans le prochain groupe scolaire -sept filles et six garçons de niveau bac moins deux-, aviserait sur place de la meilleure conduite à tenir.

L’accueil au palais fut chaleureux. La princesse Ariane fit les honneurs du buffet, gentille pour tous, empressée pour Thésée, qui ne la quittait pas des yeux. Le roi et son épouse apparurent à la fin de la petite réception, dans la salle des fêtes où le sirtaki avait vite fait place au rock and roll. Minos adressa quelques mots de bienvenue aux « sept si beaux garçons et si belles jeunes filles dont Athènes la Grande honorait une fois encore l’hospitalité crétoise ». Puis il invita les jeunes gens à laisser là armes et bagages pour le suivre à leur aise dans la visite du palais. Magnificence inouïe, auprès de quoi la résidence d’Egée paraissait un hôtel de sous-préfecture. L’émerveillement fit place à la stupeur quand Minos leur offrit de voir la cave, soudain les priant de poursuivre seuls car les affaires de l’Etat l’appelaient en haut ; et il referme sur eux la porte de bronze.

S’ouvrait devant les pas un dédale de couloirs, de salles, d’escaliers menant toujours plus bas, toujours plus sombre, tandis que se faisaient à chaque mètre plus prégnants un remugle putride et comme un souffle d’avidité. « Rencognez-vous dans cette salle, dit Thésée à ses compagnons terrifiés, n’en bougez plus et attendez mon retour en priant les dieux d’aider mon bras. »

Au dernier sous-sol de l’ombre, au centre de l’ultime salle, campé parmi les restes de ses proies, Astérion l’attendait. Le Minotaure, c’est de l’humain perdu dans la bête brute, le déni de toute grâce, l’avènement de l’épais, le triomphe  du sourd et de l’opaque : bien connu, hélas, assez répandu toujours et partout pour qu’on n’ait pas à décrire davantage. Dans le combat, Thésée n’aurait que ses bras pour arme, sa lumière pour force. Je ne le conçois pas en toréador finassier. C’est le corps à corps qu’il faut ici, le front à front, le souffle à souffle, le cri à cri, et ça dure, ça dure, cela semble une éternité, avec au final le col de la bête qui ploie sous l’emprise du héros, les jambes qui fléchissent, et, dans la poussière, le mufle écumant du monstre. Thésée vainqueur se retourne, voit une jeune fille et c’est Ariane, la fille du roi, entourée des treize jeunes gens. Elle prend sa main, elle dit :« Suis-moi, un chemin donne droit sur la mer et j’ai la clé. Si j’ai pu la prendre à mon père, n’est-ce pas parce que la fin du monstre l’arrange aussi ? »

Non, ne dites pas qu’au retour le jeune homme abandonne Ariane à Naxos, on le répète étourdiment. N’affirmez pas non plus sans preuve que le héros oublie de changer la voile et que son vieux père, le croyant mort, se noie de chagrin à la vue du bateau. C’est inutilement triste. Les Grecs, dans leur lumière et leur douceur, avaient parfois, comme nous, de ces coups de rage et de cafard. Voici donc le seul dénouement, la seule vérité qui plaisent : Thésée vainqueur embrasse son père et lui présente sa fiancée ; roi et reine de Crète sont du mariage ; Astérion joyeux aide au service ; on se congratule, on boit frais, on rit clair. La belle douceur, c’est de la fureur domptée.

Arion