On devine une pointe de vert dans le jaune de la jonquille, que l’on distingue mieux à la base des pétales et qui s’estompe à mesure que la corolle se déploie, comme un nuage de vin sombre dans un verre d’eau, une goutte de nuit dans le jour naissant : d’un jaune claironnant, en une explosion irrésistible, plus soutenu sur les franges de la trompe qui forme le cœur, un éclair, une sonnerie joyeuse, un vrai rayon de printemps. Tout se passe comme si la corolle éclose gardait mémoire du bouton, de la tige dont elle émerge, ou comme si le vert de la plante mère se prolongeait un peu avant de disparaître dans l’éclat plus subtil, plus transparent, plus aérien, de la créature nouvelle.
Ainsi en est-il de l’âme, solidaire du corps, comme de l’esprit dans son rapport à l’âme. Ce ne sont pas des étages superposés, distincts au point de pouvoir les séparer, mais les étapes de croissance d’un même être, chaque degré se prolongeant en s’estompant dans le suivant, chaque vague naissant de celle qui s’efface. Rien n’est aboli parce que tout concourt au même accomplissement.
Aussi, quel chemin parcouru, de la feuille roide et fibreuse jusqu’au jaune aérien de la jonquille, ainsi qu’une vapeur condensée, à peine figée, un moment retenue dans une figure aux contours évasifs ! Quelle échelle fabuleuse lentement gravie, le long de la tige gorgée d’eau, jusqu’à cette transparence lumineuse de six pétales en forme d’étoile, comme les rayons d’un astre dardant au centre son cœur plus intense ! Considère maintenant la corolle fraîche d’un visage, tout en haut de sa tige, porté par les feuilles de nos membres. La chair ne disparaît pas, elle s’ouvre, elle s’éclaire, s’éclaircit, s’affine, s’allège, s’anime d’un éclat insaisissable. Toute la vie de l’âme vient éclore sur ce disque rayonnant, cette étoile diurne qui brûle d’un feu secret.
Mais ce n’est pas tout. La plante n’est pas achevée. Le parfum vient en dernier. Il prolonge la couleur, qui par son éblouissement dépassait déjà la forme, la débordait dans une sorte de halo rayonnant. Le parfum s’en échappe, il s’élève dans l’invisible. Il est ce fruit ultime qu’on peut nommer l’esprit, tout ce qui émane de nous et qui ne se mesure pas, tout ce que nous avons d’insaisissable, de volatil, de plus délicat.
La joie est un parfum. Tout ce qui s’exhale et se dilate prend forme d’essence. La paix qu’un être respire se répand comme un arôme. L’amour est sans doute le plus subtil, le plus rare aussi, qui puisse s’épancher. Il naît de l’alchimie secrète du calice, du plus profond de l’âme accomplie, cette fine fleur toute défroissée, qui ne parvient à maturité que pour lâcher un souffle d’une légèreté inouïe.
Je te montre la jonquille, parce qu’elle dit la lumière et la joie, dans leur éclat et leur fragilité qui nous rejoignent au plus clair de ce que nous sommes. Elle resplendit comme un jour au milieu du jour, un jour intensifié, ramassé en un étroit évasement, un rai de lumière vive jailli du vert de la terre. Mais vois tout autour, vois le bleu de la violette, ses parterres en nuées, le firmament des ficaires, le jaune naïf du pissenlit dans sa prairie, la blancheur enfantine de la pâquerette, le teint de nourrisson de l’anémone, le rire clairsemé de la primevère dévalant les talus : c’est toute la coloration de l’âme qui s’égaille au long des chemins et des saisons, jusqu’aux rouges mûrs et veloutés des roses lourdes dans les brasiers d’automne.
Philippe Mac Leod est écrivain et a publié plusieurs recueils de poésie. Son dernier ouvrage, D’eau et de lumière, est paru aux éditions Ad Solem.
Source : La Vie (avril)