« Amos Tutuola écrivain Nigérian d'expression anglaise, né à Abeokuta en 1920, décédé le 8 juin 1997. Il a été un des premiers auteurs africains à ne pas écrire selon le modèle littéraire européen. Ses romans s'inspirent des contes traditionnels yorubas. Ils sont écrits dans un anglais imparfait, très proche de l'oral. Cela a d'abord valu à Tutuola une critique sévère de certains de ses compatriotes qui pensaient que cela jetait un discrédit sur le Nigeria. Son succès l'a conduit par la suite à traduire ses ouvrages en yoruba. Ce roman, L'Ivrogne dans la brousse, a été publié à Londres en 1952. Il a été traduit en français par Raymond Queneau en 1953 et son auteur était si peu connu à l'époque que certains ont cru que c'était Queneau lui-même qui se dissimulait sous un pseudonyme. »
La première phrase du roman « Je me soûlais au vin de palme depuis l’âge de dix ans » est presque aussi forte que l’entame de l’œuvre de Proust « Longtemps, je me suis couché de bonne heure ». Pour autant il n’y a aucun rapport entre ces deux écrivains ! Le narrateur se la coule douce, passant ses journées à boire du vin de palme, près de deux cents calebasses quotidiennement préparées par son « malafoutier ». D’emblée nous sommes plongés en Afrique, le « malafoutier » c’est celui qui récolte le vin de palme, boisson qui participe à la vie communautaire en Afrique (les veillées, les mariages, les causeries, les traitements spirituels et traditionnels, etc.) et le palmier en lui-même règle plusieurs questions socio-économiques et culturelles.
Jusqu’au jour où cet expert en préparation du vin tombe d’un arbre et se tue. Le narrateur ne pouvant retrouver un si talentueux employé va se lancer à la recherche du mort qui désormais séjourne dans la Ville-des-Morts, « tous les gens qui sont morts sur cette terre ne vont pas au ciel directement, mais ils habitent dans un endroit quelque part sur cette terre ». Amos Tutuola nous donne sa version africaine de l’Odyssée car ce roman, finalement assez court, n’est qu’une suite d’épreuves endurées par le narrateur qui se nomme lui-même « Père-Des-Dieux-Qui-Peut-Tout-Faire-En-Ce-Monde » et sa femme qui l’accompagne dans ce long voyage à travers la brousse. Comme dans l’œuvre d’Homère, ils vont croiser des êtres mystérieux, des Dieux, des esprits malfaisants et d’autres qui vont les aider, avant qu’enfin après dix ans d’errance ils ne retrouvent leur village, leur Ithaque. De son côté le narrateur ne manque pas de moyens, féticheur il ne manque ni de gris-gris protecteurs ni de pouvoirs surnaturels qui lui permettent de se métamorphoser et qui ne seront pas superflus.
Texte délirant qui j’imagine, mêle différentes légendes et croyances yorubas, plus proche du langage parlé qu’écrit, ce qui ne déroute pas moins que les récits ahurissants contés par l’écrivain. Il faut faire l’effort de s’extraire de nos mentalités d’Européens et se laisser porter par ces chants – dans le sens de division d’un poème épique-, comme si nous étions assis en cercle sous le gros baobab qui pousse au milieu du village, à écouter le griot édenté nous raconter ces mythes alors qu’au loin un tam-tam hypnotique s’empare de notre esprit.
Tout Blanc qui visite l’Afrique doit abandonner ses préjugés et ses repères s’il veut un peu en approcher la connaissance, la lecture de ce roman participe à ce genre d’expérience. Faites un effort et vous serez comblés, je dirais même remboursés, car 140 pages pour ce livre dans une collection de poche à prix modique, ce n’est vraiment rien pour un très beau voyage en Afrique. Sans la chaleur et les moustiques !
« Je passe trois ans avec lui dans cette ville, et voilà, durant ce temps, je préparais moi-même mon vin de palme, naturellement je ne pouvais en préparer la quantité que j’aurais aimé boire ; ma femme m’aidait aussi à le porter de la plantation àla ville. Aubout de trois années et demie passées dans cette ville, je remarque que le pouce de la main gauche de ma femme enflait comme si ç’avait été une bouée, mais ça ne lui faisait pas mal. Un jour, elle me suit à la plantation où je tirais mon vin de palme, et, à ma grande surprise, elle se pique le pouce qui enflait à une épine de palmier, le pouce se déchire soudain, alors voilà un enfant mâle qui en sort, et, à peine sorti du pouce, l’enfant commence à parler comme s’il avait dix années d’âge. »
Amos Tutuola L’ivrogne dans la brousse L’imaginaire Gallimard