NB : bon, c'est un truc commencé en septembre 2009, parce qu'un copain m'avait parlé d'un concours sur le thème du vampire. J'avais jamais réussi à le finir, mais comme ça fait un moment que je vous mets rien, je vous inflige ça, avec mes excuses. C'est fou comme ça avait l'air mieux écrit à trois heures du mat' y'a deux ans. Mais il faut voir ça comme un exercice de style.
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C'est le dix-sept avril 1384, quelque part dans la nuit, que prit fin ma vie, et que mon existence commença. Je n'étais jusque là qu'un pouilleux de paysan, grattant les trois arpents de terre familiaux pour en faire sortir trois féveroles, dont une irait à notre poulet, une rejoindrait un demi navet et un bout de chair de lapin au fond de la marmite qui pendait dans la cheminée de notre masure, et la dernière à notre seigneur et maître, que Dieu l'protège.
Dieu. Ha !
C'était bien le diable qui le protégeait, not' bon seigneur, oui-da, et je l'appris de la plus douce des manières : par l'invitation de sa fille à partager sa couche. Elle s'appelait Mirela, était grande et mince, ses longs cheveux noirs lui tombaient jusqu'aux reins, sa peau était pâle comme les premières neiges d'octobre sur les monts de nos Carpates bien-aimées. Je ne l'avais jamais vue, bien sûr, elle n'allait pas courir les champs et les forêts quand on y travaillait, puisqu'elle était, comme son père, un vampire.
Nous nous en doutions, au village. On n'en parlait pas à voix haute, mais pourquoi ne sortaient-ils jamais de jour si ce n'étaient des vampires ? Pourquoi cette interdiction de chasser les chauve-souris ? Qui aurait seulement craint qu'un tas de bouseux, même affamés, puissent se rabattre sur des bestioles faméliques et répugnantes, au goût de moustiques, si ce n'est des vampires ? Pourquoi cette décoration de mauvais goût à l'entrée du château, cette entrée en forme de gueule ouverte, ces gargouilles tordues sur les gouttières, si ce n'étaient des vampires ?
On avait beau être des bouseux ignorants, on n'était pas complètement crétins pour autant.
Mais avoir des vampires pour seigneurs n'avait pas que des mauvais côtés : au moins, les voisins y regardaient à deux fois avant de tenter de vous envoyer leurs fantassins en guenilles vous piétiner vos féveroles, violer vos gamines et brûler vos chaumières, et rien que pour ça, ça valait le coup de fermer les yeux sur la disparition de quelques donzelles éthérées, gamins braillards ou maris violents. Les familles étaient habituées, on faisait un ou deux mômes de plus que ce qu'on pouvait nourrir, et on évitait d'envoyer la plus costaude des femelles chercher de l'eau au puits après vêpres. Heureusement pour nous, les vampires préféraient les gamines au teint pâle infoutues de porter un porcelet sous chaque bras, en gros les moins utiles au travail de la ferme. Alors on fermait les yeux quand elles disparaissaient, et on disait aux plus jeunes des marmots qu'elles étaient parties avec un beau prince faire fortune ailleurs.
Ce qui n'était pas complètement faux, notre seigneur avait de l'allure.
Mais j'anticipe.
Un soir, donc, alors que je me pressais de rentrer de la forêt, la hache sur la hanche et un fagot de bois sur l'épaule, cette fille m'aborda. Elle ne ressemblait en rien aux autres femmes du coin, qui avaient le cheveu rêche, la peau rougeaude, les mains calleuses et les ongles sales. Elle était... comme dans un rêve, si vous êtes du genre à rêver de fille grandes et minces, les cheveux noirs comme des ailes de corbeau qui tombent jusqu'aux reins, et moulée dans une robe dont le col n'en finit pas de descendre entre les globes blancs laiteux de mamelles qui tiennent toutes seules en l'air. Une trique de mulet envahit instantanément mes chausses, sans grande discrétion, et je fis basculer mon fagot sur mon ventre, tout en sentant le sang faire bouillir mes oreilles.
-Que... Qu'est-ce que je... vous... vous vous êtes...heuuu... perdue ? Réussis-je à bredouiller, ma langue me semblant de la taille d'une carpe dans ma bouche soudain sèche.
-Tu me plais, petit. Ca fait longtemps que j'ai l'oeil sur toi. Je sais que tu portes de... grandes choses en toi », répondit-elle, jetant un regard sur mon fagot.
La suite est d'une clarté étrange dans ma mémoire. Je me souviens de chaque pierre du chemin sur lequel elle m'entraîna, en direction du château que je n'avais jamais approché, je me souviens du grain de la porte de chêne de sa chambre, du moelleux incomparable de son lit, de la fraîcheur saisissante de sa peau, et, bien évidemment, du perçant acéré de ses canines.
Il faut croire que les dernières images de notre vie sont les plus marquantes. Je m'estime heureux que ce soit celles-là, j'aurais pu, avec moins de chance, avoir pour dernière vision le visage éploré d'une vieille femme sans dents, à l'haleine de bouc, qui aurait été ma femme pendant trente ans de misère.
Lorsque je me réveillai aux côtés de Mirela, il faisait encore nuit, mais ma vision était parfaite. Je distinguais sans avoir même à plisser les yeux les motifs brodés sur la tapisserie accrochée au fond de la chambre, à un jet de pierre de là. Mon odorat était également bien supérieur à ce qu'il avait été précédemment, ainsi que mon ouïe, me permettant d'entendre une araignée tisser son fil au coin du plafond.
Mais la plus étrange et la plus agréable des sensations fut celle de ce voile qui avait été levé de mon esprit, ou, plus exactement, la sensation que la mélasse dans laquelle se débattaient mes pensées avait fondu, les laissant libres de s'ébattre, sans s'encombrer au passage de ce paquet d'émotions et d'interdits inconscients dont, mortel, je ne réalisais pas le poids.
L'irruption de l'intelligence dans votre existence, quand on n'a connu jusque là que la gentille balourdise qui permet de faire sa vie dans un trou dominé par des créatures prédatrices et sans pitié, ça fait un petit choc, pas foncièrement désagréable une fois qu'on réalise qu'on est enfin du bon côté des canines.
Puis survient la première question :
-Pourquoi moi ? Pourquoi ne pas m'avoir tué, comme les autres ?
Mirela me regarda de ses yeux sombres.
-Bof. L'ennui. Tu es plutôt bien doté par la nature. Ça fait passer le temps, dans cette cambrousse.
Puis, après un temps de réflexion :
« Et t'éduquer m'amusera. Avoir quelqu'un à qui parler, aussi. Avec Père, on a épuisé les sujets de conversation depuis un moment.
-Tiens, c'est vrai, maintenant que j'y pense, on a jamais vu de cérémonie de passation de pouvoir au château, ou quoi que ce soit. Vous régnez ici depuis combien de temps ?
-Sept, huit générations humaines.
-Ha oui, quand même. Ca explique qu'on ait été habitués. Enfin », repris-je, « qu'ils aient été habitués ». Je ne faisais plus partie du village, et ça ne me posait pas de problème.
« Et aucun souci avec la populace, en tout ce temps ?
-Au début, il y en a bien eu pour tenter de planter de l'ail en douce sous les haricots, mais Père y a vite mis le holà. Et les rares qui ont tenté de nous abattre au pieu ou à l'arbalète se sont vite rendus compte de la difficulté à toucher une chauve-souris en vol. C'est souvent la dernière chose qu'ils ont apprise.
-Ha, parce qu'on peut être tué par un carreau d'arbalète ou un pieu ?
-En plein coeur, oui. Et il faut éviter la lumière du jour si tu ne tiens pas à être ramassé à la balayette par Igor... »
Ainsi commença mon éducation à l'existence de vampire. Notre conversation dura jusqu'au petit matin, où nous rejoignîmes la crypte de ma nouvelle famille, agréablement sombre et exhalant une odeur de champignons. J'y fus accueilli, un peu froidement, par mon beau-père (j'imagine que j'ai le droit de l'appeler ainsi), et m'installai dans un cercueil de sapin doublé de velours rouge, pour la première de ce qui seraient d'innombrables et semblables journées, suivies de nuits tout aussi semblables.
C'est l'inconvénient de l'immortalité, la monotonie. Mais avec la vie que j'avais eue, j'étais habitué.
Pendant plusieurs dizaines d'années, nous passâmes nos nuits à écumer tranquillement le voisinage, sélectionnant les proies qui nous étaient offertes par un peuple que la certitude d'y passer un jour rendait un peu amorphes : étrangers égarés, pucelles falotes, chasseurs de vampires imprudents dans leur quête de gloire, cueilleurs de champignons nocturnes, on se servait comme on pouvait. Et si les villageois constatèrent qu'un peu plus de monde y passait depuis ma disparition, ils n'eurent pas de réaction. Avais-je pu être aussi mou ? Sans doute.
Puis on s'ennuya. Je me lassai de Mirela, elle se lassa de moi. Du coup, nous prîmes chacun un nouveau compagnon, et brusquement, le village se fit trop petit pour nous nourrir sans dépérir. Ne pouvoir se sustenter que de sang humain, c'est un problème. Un de nos seuls problèmes, certes, mais un gros. S'étouffer au goût du sang de cerf qui abondait dans la région, et n'avoir de toute façon de soif que pour la jugulaire humaine, c'est quelque part frustrant.
Je décidai donc d'émigrer à Paris avec Rosa, une ancienne fille de ferme aux yeux noirs, à la fesse ronde et à l'esprit vif. Nous étions en 1745, et, à 350 ans passés, j'allais pour la première fois quitter ma vallée molvaque. Les regrets ne m'étouffèrent pas.
Nous voyageâmes de nuit, sous forme ailée, passant les journées dans des grottes humides, et cueillant quelques voyageurs nocturnes rarement appétissants. Puis, une fois arrivés à Paris, nous prîmes rapidement contact avec la population vampire locale, fort accueillante étant donné le peu de risques d'être en concurrence pour la pitance, mais beaucoup plus chatouilleuse quant à la discrétion que nous ne l'étions au pays. Les humains étaient plus nombreux, donc moins sensibles à nos prélèvements quotidiens, mais également plus dangereux. Entre une foule en colère armée de fourches et de torches, et une armée disciplinée, les risques pour nous n'étaient pas les mêmes. Nous dûmes donc adopter un profil bas, vivant dans les catacombes, les carrières et les caves parisiennes, beaucoup plus agréables que ce qu'on aurait pu penser.
La vie parisienne était d'ailleurs en tous points incomparable à ce que nous avions post-vécu : les esprits frémissaient de partout, la nuit bourdonnait de conversations, bref, les humains, pour la première fois, nous fournissaient une certaine stimulation intellectuelle.
La sensation était inconnue, et jouissive. Nous infiltrâmes petit à petit les salons à la mode, nous abreuvant d'idées nouvelles, et sélectionnant les humains les plus vifs pour en faire des nôtres. Je ne sais pas ce qui nous poussait, un certain rejet du gâchis sans doute, plus qu'une volonté de récompense. Quand on a vécu des siècles entouré de bouseux, une fois qu'on a trouvé une personne non seulement dotée de conversation, mais aussi d'idées, on répugne à envisager de laisser cette source de potentielle excitation cérébrale partir à la fosse commune.
Cela eut un effet pervers : parmi les nouveaux vampires, quelques-uns s'empressèrent de transformer leurs camarades de salon, qui eux-mêmes transformèrent d'autres de leurs connaissances.
Notre nombre grandit, donc. Notre pouvoir aussi. Rassemblez dans une capitale les esprits les plus brillants, ils vont forcément se manifester.
Nous nous manifestâmes. De manière plus abrupte que nous ne l'aurions voulu, d'ailleurs, mais, comme je viens de le dire, notre nombre grandissait, et il devenait de plus en plus compliqué de trouver des proies sans se faire remarquer, et on en était à se partager un humain à trois tous les deux jours.
Du coup, nous prîmes la seule mesure qui s'imposait à nos esprits affamés : plonger Paris dans un profond chaos. Ce fut la Révolution Française, qui prit une ampleur qui je l'avoue, nous dépassa un peu. Cependant, l'essentiel était assuré : les humains eux-mêmes venaient nous apporter des leurs en pâture. Nous tenions les tribunaux, il était donc aisé d'accéder aux condamnés, dont personne n'osait se soucier trop du sort.
La Terreur s'amplifia, s'étendit à tout le pays, puis à l'Europe. Nous voyageâmes avec elle, Rosa, moi, et de nombreux autres parmi les plus anciens, pour les mêmes raisons que nous avions quitté les Carpates : trouver un peu de nouveauté, tout en n'ayant pas à se rationner. On en revient toujours à ça.
Le pouvoir, nous avions connu pendant des décennies, voire des siècles. Nous en en étions lassés, comme de tout. Paris avait apporté ses facilités de chasse et son bouillonnement qui nous avaient plus qu'agréablement distraits, mais nous nous commencions un peu à nous marcher les uns sur les autres, nous avions donc laissé le pouvoir aux plus jeunes que ça intéressait encore, et avions repris la route des guerres européennes pour voir du nouveau et continuer à prélever notre dîme de soldats sans se faire remarquer. Rien de plus facile que d'attraper un dragon imbibé d'alcool s'éloignant de son camp pour vider sa vessie lourde de litres de piquette, puis de le faire inscrire sur la liste des déserteurs.
Mais intellectuellement, là encore, la stimulation n'était pas vraiment au rendez-vous. On se planque dans une tranchée, on attend qu'un pécore se pointe, on lui met le grappin dessus, et hop. La décharge d'adrénaline est limitée. Nous nous sommes donc lancé de nouveaux défis.
Certains de mes congénères sont devenus traders, afin de sucer aussi bien l'argent que le sang des humains. C'est qu'avec l'âge, comme ils disaient, on apprécie mieux le confort qu'apporte un bon gros tas de pognon.
Un bon nombre s'est lancé dans la médecine, puis, quand c'est devenu la mode, l'humanitaire. Après tout, quoi de plus normal que des morts dans les hôpitaux ou les camps de réfugiés ? Personne ne va chercher à l'expliquer.
Pour certains, Hollywood fut un refuge de choix. Ce fut notre cas, à Rosa et moi, et tant d'autres.
Nous nous étalions à la une des magazines humains qui ne voulaient pas nous reconnaître, malgré l'évidence : qui d'autre que des vampires ne sortirait jamais à la lumière du jour sans chausser de lunettes noires ? Et comment pouvaient-ils croire que les stars qu'ils adulaient, aux seins toujours fermes et à la jeunesse perpétuelle étaient de leur espèce ?
Pourquoi ne cherchaient-ils jamais à s'expliquer leur disparition au faîte de leur gloire, pour ne jamais réapparaître ? Pourquoi ne se sont-ils jamais demandé où passaient les jeunes garçons et jeunes filles en quête de gloire qui arrivaient par bus entiers, des étoiles dans les yeux, et qu'on ne voyait plus après leur premier casting ?
Cet aveuglement des humains m'a toujours fasciné.
Mais cette période dorée ne pouvait pas durer.
Nous avons fait des erreurs. Nous avons lâché la bride. Les humains ont commencé à moins se reproduire, et nous, dans notre tour d'ivoire, n'en avions cure. Nous autres, en revanche, étions de plus en plus nombreux. Ne pas se faire repérer est devenu de plus en plus compliqué.
Nous avons tenté de nouvelles techniques d'approvisionnement, lançant les premières banques du sang et jouant sur la culpabilité des humains pour nous fournir régulièrement.
Ça n'a pas suffi. Ça ne pouvait pas suffire. Nous étions déjà trop.
Puis, un jour, un être incongru est apparu, un être qui nous a tous condamné : un vampire crétin. Son raisonnement, nous-a-t-il appris avant qu'on le mette en pièces (la justice vampire est parfois expéditive), était le suivant : il ne faut pas que les humains nous découvrent, sans quoi ils sortiraient les pieux, les machins, et toute la technologie qu'ils ont acquise grâce à notre laxisme, et nous dégommeraient. Cependant, il faut bien se nourrir. Mais si on tue trop de monde, on se fait repérer. La solution idéale, avait-il compris dans un éclair d'idiotie, était de ne pas tuer d'humains en s'en nourrissant, et d'en faire des vampires. Les nouveaux vampires seraient de notre côté. Ils ne nous poseraient pas de problème.
Avant que nous ayons pu nous rendre compte de quoi que ce soit, ce crétin avait agi. Il avait converti à lui seul des milliers d'humains aux USA, en l'espace de deux ans. Et les avait également briefés sur ce qu'il convenait de faire pour ne pas mettre notre existence en péril.
Ha. Ha.
J'en rirais presque, si j'en avais la force.
En l'espace de quelques années, la population humaine aux USA avait disparu.
Quelques années de plus, et les vampires américains, s'étant exilé aux quatre coins du monde, avaient à peu près fait disparaître l'espèce humaine des villes et des campagnes. Ha ça, plus de risques qu'ils nous découvrent. Il restait ) peine quelques poches de survivants éparpillées dans des forêts.
Aujourd'hui, on crève de faim.
On ne peut pas se nourrir du sang d'animaux. (Et c'est bien dommage, parce qu'aujourd'hui, il y en a partout, on peut pas faire trois pas en ville sans tomber sur une laie et sa ribambelle de marcassins). Certains d'entre nous ont tenté le cannibalisme, ça ne marche pas. (et s'attaquer à un vampire, même quand on en est un soi-même, même quand on est poussé par la faim, ce n'est jamais une partie de plaisir). On a tenté des élevages d'humains, mais on n'avait pas assez de stock au départ, on a pu obtenir quelques centaines par-ci, par là, mais le stress, c'est mauvais pour la fécondité, et avec le nombre misérables de géniteurs qu'on avait, la consanguinité a mis fin à l'expérience en quelques générations.
On crève. Ho, on est toujours immortels, hein ! Mais quand on n'a plus de quoi se nourrir, on a beau ne pas caner proprement, si on n'a plus la force de se déplacer, on aimerait autant. Certains, comme moi, tiennent mieux le coup que d'autres, mais pourquoi, je n'en ai aucune idée.
Cette nuit, j'ai mis fin aux gémissements insupportables de Rosa. Avec un marteau, que j'ai eu du mal à soulever.
Demain, j'irai en forêt de Fontainebleau. Il y a là un petit troupeau d'humains. J'ai réussi deux ou trois fois à attraper un petit, laissé seul pendant une chasse aux rennes. Mais ils sont de plus en plus coriaces, maintenant. Et ils n'ont aucun scrupule à utiliser tous les bâtons pointus qui traînent dans la forêt.
Peut-être reviendrai-je au petit matin. Je ne sais pas si je l'espère encore.