L’Inde deviendra en mai 1974, le 6ème pays à procéder avec succès à un essai nucléaire. On peut se demander pourquoi, et dans quel contexte, l’Inde, pays du pacifisme de Gandhi et porte-parole, par la voix de Nehru, du non-alignement, a fait le choix du nucléaire militaire. Retour sur ce cheminement.
Les indiens ont commencé à penser à un programme nucléaire dés 1944, soit trois ans avant l’indépendance !
Le futur père du programme atomique est Homi Bhabha, un physicien de renommée mondiale. Ce dernier, parsi, réussira à convaincre Tata, la célèbre famille d’industriels parsis, de créer le Tata Institute of Fundamental Research, ce qui sera fait le 19 décembre 1945, quatre mois après Hiroshima.
Mais Bhabha pense d’abord à l’énergie nucléaire civile et il sera élu président de la première conférence sur l’utilisation à des fins pacifiques de l’énergie nucléaire, organisée par l’Onu à Genève en 1955. Bhabha sera véritablement le père du programme atomique jusqu’en 1966, date de son décès dans une catastrophe aérienne en 1966 au dessus des Alpes.
En juin 1946, Nehru n’est pas encore premier ministre, l’indépendance n’intervenant qu’en 1947. Mais il ne fait pas mystère de ses intentions. A propos de l’énergie atomique il déclare à Bombay : "As long as the world is constituted as it is, every country will have to devise and use the latest scientific devices for its protection. I have no doubt India will develop her scientific researches and I hope Indian scientists will use the atomic force for constructive purposes. But if India is threatened, she will inevitable try to defend herself by all means at her disposal."
Cependant, Nehru et Bhabha, qui sont liés par des relations très amicales, ne sont pas partisans du nucléaire militaire tout en ayant des visions différentes. Nehru sait bien que le nucléaire militaire est encore un tabou dans l’Inde de Gandhi et penche pour le pacifisme et le non-alignement. Bhabha veut faire de la technologie nucléaire un instrument du progrès économique, industriel et technologique.
Mais, dés 1946, Nehru soutient le projet de Bhabha tout en exprimant publiquement son opposition à l’arme nucléaire militaire qu’il juge appartenir au monde colonial. Nehru et Bhabha ont tout deux en tête la volonté d’affirmer et d’afficher la puissance indienne.
En 1947, l’Inde se présente, par la voix de Nehru, comme un État pacifique, affirmant que tout conflit peut trouver une solution diplomatique, et fondamentalement opposé à la nucléarisation du monde. Au sein de la toute nouvelle Assemblée des Nations Unies, elle demande non seulement la fin des essais nucléaires mais la dénucléarisation totale, c'est-à-dire la destruction des stocks de bombes existants et détenus alors seulement par les deux grandes puissances de l’époque : les USA et l’URSS.
Le premier pas officiel en direction du nucléaire civil est le Atomic Energy Act d’avril 1948 qui crée la Commission de l’énergie atomique.
Athée, Nehru avait adhéré en Grande-Bretagne au Fabianisme, mouvement socialiste très à gauche. Développer l’Inde, en faire une nation technologiquement avancée, c’était, dès 1950, préconiser le recours au nucléaire civil, surtout pour un pays ne disposant d’aucune ressource en matière d’énergies fossiles. Jusque là, il n’y a pas de problème moral. Bhabha avait convaincu Nehru que l’Inde pouvait, en une génération, « passer de l’énergie de la bouse de vache à l’énergie atomique ».
Nehru reste opposé à l’arme nucléaire et il fut le premier homme d’Etat, le 2 avril 1954, à demander un accord sur l’arrêt des essais nucléaires. Toutefois, ceci n’eut aucun effet.
Bhabha, qui mourut en 1966, fut à l’origine de tous les programmes nucléaires indiens. Un an à peine après l’indépendance, fut créée la Commission à l’Energie Atomique dont il prit naturellement la tête. Jusque-là il n’y a aucun problème moral sauf pour ceux qui sont contre le développement de tout nucléaire, fût-il civil. Nehru commanda même une étude sur les effets de la bombe sur les populations affectées par les explosions d’Hiroshima et de Nagasaki. Publiée en 1958 sous le titre « Nuclear Explosions » cette étude marqua profondément et durablement les esprits dans le monde entier. Bhabha lui-même a contribué à cette étude. L’Inde, on le sait, voulait offrir au monde une alternative à la politique des blocs en proposant une politique non alignée et résolument pacifique en accord avec les principes énoncés par Gandhi et mis en œuvre lors de la lutte pour l’indépendance.
On raconte que mi-1958, Nehru posa cette question à Bhabha : « pouvez-vous développer une bombe atomique ? ». Bhabha aurait répondu qu’il pouvait le faire en un an ou un peu plus, ce à quoi Nehru lui aurait répondu : « N’en faites rien tant que je ne vous en ai pas donné l’ordre ».
Toujours et-il qu’une usine de traitement de plutonium fur lancée en 1958 mais elle ne sera pas opérationnelle avant 1964.
En 1960 le réacteur de recherche CIRUS (Canadian-Indian Reactor-United States -- Réacteur Indien-Canadien-Etats-Unis), de 40 MWt, est mis en activité en Inde. Il était appelé ainsi parce qu'il avait été acheté à Atomic Energy of Canada, Ltd (AECL) et que l'eau lourde était fournie par les Etats-Unis.
En 1961 les Etats-Unis comprennent que la Chine développe son programme de bombe atomique et envisagent de proposer leur aide pour développer le programme nucléaire indien afin de contre balancer le pouvoir chinois. Mais finalement ils ne feront pas cette propositon, craignant que celle-ci ne soit refusée par Nehru.
L’année 1962 va marquer un tournant dans le devenir du programme nucléaire indien.
C’est l’attaque chinoise de 1962 et la déroute militaire indienne qui s’en suivit qui agirent comme un catalyseur. Nehru, de notre point de vue, s’est fait beaucoup d’illusions sur ses « amis » chinois et ce dans le cadre de la politique de non-alignement qu’il avait en tête. Il prend alors conscience que la devise latine « si vis pacem para bellum » reste toujours d’actualité. Il faut donc, pour assurer la sécurité nationale, que l’Inde se dote, comme les autres nations, d’une armée crédible.
C’est ce qu’elle va faire et c’est là le premier renoncement aux idéaux de 1947. (Et c’était sans doute là l’objectif chinois : obliger l’Inde à consacrer une part importante de son budget à des dépenses militaires, freinant ainsi son développement. La défaite militaire la discréditant en outre auprès des nouvelles nations ou auprès des groupes combattants pour obtenir l’indépendance, et donc discréditant l’Inde au sein du tout nouveau Mouvement des Nations non alignées dont elle aurait voulu être le leader).
A SUIVRE