Le renard et le corbeau

Par Mafalda

Maître Corbeau tenait dans son bec un fromage, quand maître Renard, survenant, lui tint un discours si flatteur sur la beauté de sa voix, que l'orgueilleux oiseau ouvrit son bec, pour la faire entendre, et laissa tomber sa proie.
Dès que le renard se fut enfui en emportant le fromage qu'il venait de happer, l'oiseau se mit en grande colère. Il cria : "Au voleur !" voleta tout autour du trou où le renard s'était caché, mais en vain : le malin quadrupède était entrain de faire un repas délicat et se souciait fort peu de tous les cris de cette grosse bête emplumée.
La nuit venait, et dame ! il fallait rentrer. Or Mme Corbeau avait fort mauvais caractère, et, sûrement, elle allait faire une scène ; pourtant, maître Corbeau s'en alla tristement, jurant, mais un peu tard, qu'on ne l'y prendrait plus.
Comme il l'avait prévu, il fut assez mal accueilli chez lui.
"Et le dîner ? dit Mme Corbeau.
- Je n'ai rien trouvé !
- Comment, tu n'as rien trouvé ?
- Rien !
- Voilà ce que c'est, dit Mme Corbeau avec rage, que d'avoir épousé un être aussi stupide. Ah ! si j'avais écouté mes parents, je ne serais pas si malheureuse.
- C'est bon, c'est bon ! dit le corbeau, si on ne dîne pas ce soir, on déjeunera mieux demain.
- Taisez-vous, hâbleur, ou je vous jette en bas du nid à coups d'aile."
Maître Corbeau se le tint pour dit et se tut.
"Mme la Pie, ma commère, cria Mme Corbeau, êtes-vous là ?
- Oui.
- Ah ! par pitié, pouvez-vous nous prêter un peu de n'importe quoi à nous mettre dans le bec ? J'ai l'estomac dans les pattes.
- Que me dites-vous là ? dit la pie en venant se poser sur une branche, à côté du nid. Qu'avez-vous fait du fromage ?
- Le fromage ! Quel fromage ?
- Mais le fromage que votre mari emportait dans son bec en sortant d'une ferme.
- Tu avais un fromage ! Qu'en as-tu fait ? Tu l'as mangé tout seul, misérable gourmand, alors que ta pauvre femme meurt de faim.
- Non, dit maître Corbeau, je ne l'ai pas mangé ; plût au ciel qu'il en fût ainsi, au moins quelqu'un de nous en aurait profité !
- Alors ?
Alors le corbeau raconta ce qui lui était arrivé.
Mme Corbeau n'en revenait pas, et, ce soir-là, elle dit à son mari tout ce qu'elle avait sur le coeur. Il état paresseux, poltron, vantard, orgueilleux, sans coeur, etc., etc. Maître Corbeau courbait la tête sous l'orage, sans rien dire, se demandant avec inquiétude si cela durerait longtemps ; mais la pie, revenant avec un morceau de viande qu'elle avait volé on ne sait où, mit fin à la querelle, et comme elle avait déjà dîné, elle se plaça à l'écart, pendant que ses amis mangeaient.
La pie est très bavarde, on sait cela. Rien ne lui plaît tant que de faire la causette, de parler même à tort et à travers, mais comme elle est en même temps très malicieuse et très intelligente, on l'écoute volontiers.
"Décidément, dit-elle, il nous faudra tirer vengeance de ce maudit renard. Il attrape tout le monde, il dit du mal de tout le monde et, à l'en croire, il n'a jamais tort. L'autre jour, pour les raisins, il les trouvait trop verts parce qu'il ne pouvait pas les atteindre ; eh bien, au lieu de venir nous trouver gentiment, de nous dire où étaient ces raisins, que nous aurions certes partagés avec lui, il a préféré ne rien dire et s'en passer, pour nous en priver aussi.
- C'est un méchant garçon, se hasarda à proclamer maître Corbeau.
- Et vous un niais qui ferait mieux de se taire. Donnez-moi ce morceau, vous avez assez mangé !
- Je sais bien, reprit la pie, qu'il a plus d'un tour dans son sac et qu'il est malin, mais je donne ici ma parole que je lui en jouerai un de ma façon ; il faut que j'y réfléchisse.
Le dîner était fini, et il faisait déjà nuit noire quand la pie regagna son nid, laissant Mme Corbeau coucher sa mauvaise humeur, pendant que son pauvre mari songeait avec chagrin au délicieux repas qu'il s'était laissé volé.
Quelques jours passèrent. Maître Corbeau fuyait maître Renard comme la peste ; du plus loin qu'il le voyait, il s'enfuyait à tire-d'ailes, et le renard ne faisait qu'en rire.
Un beau matin, comme ce dernier tournait au coin d'un sentier, il se trouva nez à nez avec la pie qui fouillait la terre avec ardeur.
"Qu'est-ce que vous faites donc là , madame Margot ?
- Je cherche quelque chose, dit la pie en s'envolant sur une branche ; et vous, beau mangeur de poules ?
- Oh ! moi, je ne suis pas comme vous, je ne vole pas pour le plaisir, je ne cherche pas ce qui brille, mais seulement ce qui se mange.
- Alors, bonne chasse ! Prenez garde au chien et au chasseur.
- Soyez tranquille, madame Margot. A bientôt.
- A bientôt.
Le renard alla à ses affaires, et la pie reprit sa besogne mystérieuse. Elle gratta, gratta jusqu'elle eût retiré du sol un beau caillou, bien rond et bien plat, qu'elle tourna et retourna en tous sens.
Le soir même, comme elle regagnait son nid, elle descendit jusque chez maître Corbeau qui demeurait sur la plus haute branche d'un chêne, tandis qu'elle demeurait au sommet d'un peuplier.
"Si vous saviez, dit-elle, comme je suis joyeuse.
- Et pourquoi donc ?
- J'ai trouvé le moyen de nous venger tous de ce maudit renard.
- Ah ! vraiment, dit la dame Corbeau, dînez avec nous, vous nous conterez cela.
- Je veux bien dîner, dit la pie en faisant des façons, car elle était très coquette, mais je ne veux rien dire de mon projet.
- Dites-nous au moins quand vous devez l'exécuter.
- Demain. Je devais aller à la ville voir ma vieille mère, qui habite dans le clocher de la cathédrale, mais j'irai plus tard et je lui conterai l'histoire, cela la fera bien rire.
- Madame votre mère, dit maître Corbeau qui voulait complaire à la pie, habite un bien beau logement.
- Oui, dit la pie avec suffisance, c'est commode et grand, mais le bruit des cloches m'énerve.
- En effet, dit Mme Corbeau, vous êtes une personne délicate."
Sur ce, on se souhaita bonne nuit, et la pie regagna sa demeure en disant :
"Pourvu que ce damné rossignol nous laisse dormir !"
Le lendemain, de grand matin, maître Renard s'était mis, comme chaque jour, en campagne, mais il n'avait pas été heureux, et il rentrait dans son terrier, quand tout à coup, en levant la tête, il vit la pie qui se tenait sur une branche, portant dans son bec un superbe fromage, bien rond, bien blanc.
"Pardieu, murmura-t-il, à défaut de poule ou de canard, un fromage n'est pas pour me dépalire, car j'ai grand'faim. Voyons, dit-il sans se montrer, rêvons au moyen de l'avoir. J'ai déjà réussi avec le corbeau, donc à pas menus, semblant se promener pour son plaisir.
"Tiens, dit-il, madame Margot ! Vous allez bien ?"
La pie fit signe que oui.
"Figurez-vous, reprit le malin personnage, que je viens de faire un déjeuner magnifique, et je rentrais pour faire la sieste... Mais comme vous êtes belle, ce matin, vos plumes sont joliment lustrées... Tenez - c'est un hasard curieux, - je causais justement de vous tout à l'heure à mon compère le loup, et je lui disais, que, jolie comme vous êtes, vous devriez être musicienne et chanter comme une alouette."
En prononçant ces mots, il s'approchait toujours, et il se trouva juste sous la pie.
"N'est-ce pas que j'avais raison ? Il a parié que je me trompais, et le résultat du pari est un festin que le perdant devra offrir à vous, au corbeau, à tous nos amis. Voulez-vous me dire si j'ai perdu ou gagné ?"
La pie fit signe que oui.
Le renard se dressa sur ses pattes de derrière.
La pie ouvrit un large bec et laissa choir... le caillou qu'elle avait déterré avec tant de soin, et qui, tombant juste sur le nez de maître Renard, lui cassa net deux dents.
Il poussa un cri et sauta en arrière.
"Voilà, dit la pie. Si vous avez appris au corbeau que tout flatteur vit aux dépends de celui qui l'écoute, apprenez à votre tour qu'il faut pour cela que le flatteur soit intelligent et qu'il sache choisir son monde : ce qui réussit quelquefois ne réussit pas toujours, et mieux vaut être sincère et honnête que flagorneur et impudent. Vous avez aussi votre leçon, tâchez de vous en souvenir."
Sur ce, elle s'envola pour aller conter son histoire à tous ses amis, et maître Renard, tout gémissant et à jeun, rentra chez lui, honteux et aussi confus que s'il eût été pris par une poule.

E.-M. LAUMANN