Dans L'interrogatoire, publié chez Grasset ici, Jacques Chessex répond à un inquisiteur qui n'est autre que lui-même et qui ne lui fait pas de cadeaux. Ce n'est pas à proprement parler une introspection. L'auteur se connaît bien et il n'a pas vraiment besoin de fouiller profond en lui-même pour en extirper les secrets.
Cet interrogatoire ressemble plutôt à une confession publique où l'auteur joue les deux rôles, celui de l'interrogateur et celui de l'interrogé, avec autant de plaisir non dissimulé dans les questions que dans les réponses. Il s'agit moins d'ailleurs de se repentir de ses fautes que de les donner en spectacle, de s'en enorgueillir.
Tout y passe dans cet interrogatoire, des choses bien connues de ses lecteurs jusqu'aux replis les plus intimes. Il y a comme une jouissance chez l'interrogé à se dévoiler sans pudeur devant son interrogateur, à transgresser les interdits de son éducation protestante, qu'il revendique à juste titre, éducation qui le caractérise si bien et qui n'a pas été altérée, mais enrichie, par un séjour chez ses maîtres catholiques de Fribourg.
Cette éducation protestante explique son goût pour l'austérité et la luxure qui vont si bien de pair l'une avec l'autre, parce qu'elles sont toutes deux les formes exacerbées des intransigeants de la vie. Dans cette vision du monde il n'y a pas opposition entre extrêmes. Dieu et le sexe y font un curieux bon ménage, comme le corps est bien obligé de le faire avec l'âme, comme le vice frôle la sainteté.
Cet homme qui ne nous cache rien de ses pratiques sexuelles est fasciné par l'énigme du Christ et par le mystère d'une manière plus générale. Il a fait sienne une phrase d'Heidegger, que son appartenance au parti nazi et son esquive devant sa mise en cause ont toujours gêné. Cette phrase résume son sentiment le plus fréquent :
"Le simple préserve l'énigme."
Car pour garantir à un phénomène "sa puissance formidablement énigmatique" il faut de la simplicité.
L'écriture est la vie de Chessex. Il a l'impression souvent de trahir son métier en ne lui réservant pas l'exclusivité de ses travaux et de ses jours. La lecture fait aussi partie de sa vie parce qu'il a appris à lire "en faisant lire" quand il enseignait au Gymnase de Lausanne. C'est ainsi qu'il a pu sentir "les textes qui marchaient, Villon, Racine, Voltaire, Laclos, Rousseau, Constant, Baudelaire, Poe, Flaubert, Maupassant, Verlaine, Rimbaud, Proust, Gide, Céline, Giono, Ramuz et le très protestant Ponge".
Que lit en somme cet assidu du remords ?
"Je lis ce qui me ressemble, je ressemble à ce que je lis, et le fond calviniste fait le reste."
A la fin de L'interrogatoire Chessex évoque son dernier roman publié de son vivant, Un juif pour l'exemple [voir ici mon article du 12 janvier 2009]. Ce livre lui a valu d'être violemment attaqué le jour de son anniversaire le 1er mars 2009, lors du carnaval de Payerne, sa ville natale. Il y revient pour fustiger le mal qui l'a poussé à écrire cette histoire vraie :
"Le mal n'est pas tant l'injure à l'écrivain, que la manifestation explicite d'un autre mal autrement plus sale et dangereux, un mal qui rampe, qui se ramifie souterrainement, qui empoisonne le sol et l'air, qui insinue et laidement trouve le moyen d'exploser."
L'interrogatoire n'était pas achevé. Il l'a interrompu. De temps en temps il manque d'ailleurs des mots dans le texte, soulignés par l'éditeur. L'interrogé, dans une ultime réponse à l'interrogateur, dit :
"Je reviendrai."
Nous sommes vraisemblablement à quelques mois de sa mort, survenue le 9 octobre 2009 [voir ici mon article du 12 octobre 2009], et il écrit, dans le chapitre sur la peur, sur la peur de la mort en particulier, ce passage que je fais mien :
"Chaque matin, à chaque réveil, j'ai la surprise de pouvoir me dire que ce nouveau jour m'est donné par surcroît. C'est un cadeau qui n'a pas de prix."
Francis Richard