Comme beaucoup d’artistes de son siècle, Cranach fut un peintre de cour ; en attestent les portraits de l’Electeur Frédéric le Sage son protecteur (1525) – celui-ci flatteur, si on le compare à celui qu’en réalisa Dürer un an plus tôt –, du roi Ferdinand ou de Marguerite d’Autriche. Comme la plupart encore, le maître réalisa bon nombre de tableaux religieux, brillants d’ailleurs, où se lit un souci aigu du détail. Plongé en pleine Réforme, cet ami de Martin Luther sembla un temps choisir son camp. Le portrait qu’il en fit (1519), presque monacal, en témoigne, tout comme ses illustrations de la Bible. Un message politique plus subtil transparaît encore dans sa Lucrèce (1510-1513), héroïne personnifiant, par son suicide/sacrifice, la résistance à la tyrannie de Tarquin, à l’image de la Réforme qui résistait à l’empereur Charles Quint, soutien inconditionnel de l’Eglise de Rome. Pour autant, son pragmatisme conduisit le peintre à honorer également des commandes de patriciens catholiques et son sens des affaires, à multiplier les copies de ses toiles et à tirer de grandes quantités de gravures, destinées à des collectionneurs fortunés et à des amateurs qui l’étaient moins…
Comparés à L’Allégorie de la prudence de Hans Baldung Grien (Pinakothek de Munich) au ventre proéminent ou aux femmes très en chair plus tardives de Jordaens et de Rubens, celles de Cranach surprennent en effet par leur modernité ; une voie picturale qui se situerait entre Jérôme Bosch et le type florentin, dévoilant des corps longilignes, souple et élégants aux jambes parfois interminables (Vénus et Cupidon voleur de miel, 1531), aux petits seins ronds et hauts placés, des femmes dont seules les hanches et les cuisses galbées échappent quelque peu à la règle, une vision, somme toute, assez subversive et plus proche des canons de notre XXIe siècle que de ceux de son temps.
Autre miracle, la soixantaine de toiles qui appartint à Hermann Goering fut épargnée par la guerre. Goering, qui nourrissait une véritable fascination pour Cranach, les avait achetées et pillées dans toute l’Europe. Par chance, elles furent récupérées par les alliés occidentaux et non par les Soviétiques qui les auraient sans doute conservées comme toutes celles qui tombèrent entre leurs mains. Le dignitaire nazi voyait dans les œuvres de Cranach l’archétype du génie germanique. Pourtant, comme le montre l’exposition en confrontant ses peintures à celles de ses contemporains, maîtres allemands, tel Dürer, mais aussi italiens, tel Francesco Raibolini ou flamands, Cranach fut ouvert aux influences de son temps, tout comme il influença les artistes européens. A ce propos, je ne pourrai que suggérer aux visiteurs de regarder attentivement une petite huile sur bois, Hercule et Antée, qui rappelle de manière troublante certaines toiles du peintre contemporain Gérard Garouste.
Illustrations : Affiche de l’exposition - Lucas Cranach l’Ancien, “Lucrèce”, 1510-1513, © collection privée - Lucas Cranach l’Ancien, “La Nymphe de la source”, après 1537, © Washington, National Gallery of Art.