ÉLOGE DE L'AMITIÉ. À propos de l'affaire Cantat

Publié le 07 avril 2011 par Jlaberge
L’affaire Bertrand Cantat enflamme actuellement l’actualité québécoise. Le cas reste douloureux et épineux. Néanmoins, il suscite et alimente, à bon droit, la réflexion de tout citoyen, de nos étudiants en particulier. Même s’il peut s’agir d’«instrumentaliser» le cas en question, il est l’occasion, à nous enseignants de philosophie, d’illustrer de manière vivante – désolé du jeu de mots - des thèses ou des positions éthiques et politiques. Voici, pour ma part, mes réflexions sur ce sujet délicat. J’opposerai deux conceptions éthiques et politiques, celle de Rawls à celle ensuite d’Aristote, lequel emporte mon adhésion.
Nous vivons dans une démocratie libérale - «libérale» au sens large du terme -, ce qui veut dire, comme le dit l’un de ses concepteurs les plus récents, John Rawls, que la justice est la vertu première de nos institutions politiques (Théorie de la justice, p. 29). Ce qui signifie que les droits et libertés des citoyens ont préséance sur toutes les autres valeurs ou conceptions de la vie bonne des citoyens. Ainsi, lorsqu’un criminel porte atteinte aux droits d’un autre, il est sanctionné à son tour en le privant pour un temps de ses droits. Une société juste, toujours selon Rawls, doit aussi prévoir des mesures de réhabilitation des criminels car ceux-ci ne sont pas, par nature, «criminel», puisque leur seule nature, selon Rawls - comme c’est d’ailleurs «la nature» de tous et de toutes - c’est de faire des choix. La réhabilitation va donc consister à «rééduquer» les criminels en leur apprenant les choix «justes» à poser dorénavant. Bertrand Cantat a donc droit à la réhabilitation; il doit, maintenant, poser les bons choix, c'est-à-dire ceux qui sont «justes». Ainsi, Bertrand Cantat doit désormais éviter toute action préjudiciable aux citoyens. C’est là la position «libérale» au sens philosophique du terme.
La position libérale paraît tout ce qu’il y a de plus raisonnable. Peut-être trop, justement. Car, dans le cas de Bernard Cantat, certains et certaines d’entre nous, refusons carrément la justice à Cantat en ce qu’il n’aurait pas droit à la réhabilitation. Plus précisément, certains et certaines, s’objectent vigoureusement à la mise en évidence par Wajdi Mouawad de Bertrand Cantat, en tant qu’artiste-musicien, dans sa pièce sur Sophocle, car une telle visibilité de l’ex-criminel banalise la violence faite aux femmes dans notre société libérale «juste». Ces concitoyens condamnent donc aussi le geste du metteur en scène et de la directrice du TNM, Lorraine Pintal, de l’embauche de l’ex-criminel.
Platon condamnait, de son côté, les arts en général parce qu’ils seraient source de vice et non de vertu. La pièce de Sophocle, que monte justement Wajdi Mouawad, dont Bernard Cantat a le soin d’en écrire la musique, porte précisément sur la violence faite aux femmes – drôle de coïncidence, si c’en est bien une.
Contrairement à son maître, Aristote ne bannissait pas les arts de la cité. L’art, bien au contraire, aurait, selon lui, le pouvoir inouï d’éduquer les citoyens à la vertu! Il a désigné ce phénomène remarquable de «catharsis». Que voulait-il entendre au juste par-là, cela reste indéterminé. Une thérapie sociale? Une chose demeure certaine : l’art, pour Aristote, possède une fonction éminemment politique. Car la finalité du politique, selon Aristote, c’est l’éducation à la vertu, tout comme l’art. En somme, pour Aristote, la finalité première et dernière de la politique, c’est la vertu. Comme disait si bien son maître : «Tout l’or qui est sur terre ou sous terre ne vaut pas la vertu.» (Platon, Les lois, V).
Or, la vertu première, selon le maître du Lycée, ce n’est pas, comme le pense Rawls, la justice, mais l’amitié. Dans la philosophie politique de Rawls, l’amitié a certes son importante, mais elle reste secondaire par rapport à la justice comme équité, car ce n’est pas sur l’amitié que se fonde la société, selon Rawls, mais sur la justice définie comme équité, comme je l’ai dit. C’est pourquoi, nous citoyens d’une démocratie libérale, nous nous définissons d’abord et avant tout sur la base de droits. Or, ceux-ci ne sont que des protections ou des assurances, pas des vertus, dont l’exercice permet de coexister paisiblement comme un bon troupeau. Nous voulons la paix et le respect de chacun et de chacune. Nous ne voulons pas forcément le bonheur, la joie qu’il y a de vivre ensemble. Or, Aristote, met au cœur du vivre-ensemble ce que, nous, avons banni, à savoir le bonheur. Non pas que nous désirons le malheur. Loin de là. Nous voulons seulement coexister ensemble. La sécurité, en un mot. Nous cherchons la cohésion sociale, point à la ligne. Le bonheur ? Connaît pas !
C’est parce que nous sommes d’abord des amis que nous vivons ensemble en société. Le mythe libéral veut pourtant que nous aurions formé la société sur la base d’un pacte social pour nous protéger les uns les autres et pour tirer un maximum de profit de cette union contractuelle. (À mon avis, c’est là le plus grand mensonge de toute la modernité.)
Si nous devons nous concevoir comme étant tous des amis, comme le recommande Aristote, notre conception de la vie en société change radicalement. Il faut, en particulier, désormais penser que «La plus haute expression de la justice est de la nature de l’amitié.» (Aristote, Éthique à Nicomaque, 1155a 27) ; que «l’ami est un autre soi-même» (1171a 5) ; que «l’amitié, c’est l’égalité» (1168 b8) ; «Ceux qui veulent du bien à leurs amis sont amis au sens le plus fort, car ils se comportent l’un envers l’autre pour eux-mêmes et non pour quelque chose de secondaire ; aussi leur amitié dure-t-elle aussi longtemps qu’ils sont eux-mêmes bons, et la vertu est quelque chose de stable.» (1156b 6-11) ; etc. En somme, la vertu d’amitié est la plus excellence qui soit et, par conséquent, la plus exigeante. Comme vertu politique et éthique fondamentale, l’État doit veiller, comme à la prunelle de ses yeux, à éduquer les citoyens à la vertu, à l’amitié surtout. L’État du Québec a fait la sourde oreille à l’éducation à la vertu que préconise Aristote préférant l’éducation à citoyenneté, dont le cours d’Éthique et de culture religieuse en constitue la dernière mouture.
Tout un monde sépare notre conception libérale de l’État, fondée chez Rawls sur les droits et la vertu de justice, de celle d’Aristote misant plutôt sur la vertu d’amitié.
Ainsi Bernard Cantat serait, selon Aristote, l’un de nos amis. Il est vrai qu’il a porté sérieusement atteinte à notre amitié par son crime odieux. On l’a puni. Or, l’amitié veut toutefois que nous rétablissions avec lui les ponts. Car, toute crise dans l’amitié est une chance pour l’amitié. En fait, c’est l’occasion rêvée pour nous de progresser ensemble dans l’amitié. Nous pensions que nous étions des amis, mais ce n’était peut-être qu’une illusion. Saisissons donc l’occasion de cette crise pour refaire avec Bertrand Cantat nos liens d’amitié. La balle se trouve dans son camp : il doit nous démontrer qu’il est bel et bien digne d’être notre ami. Si Bertrand Cantat doit apprendre une chose, c’est la vertu d’amitié. Nous devons également apprendre que les droits et la justice sont superficiels et illusoires. Jamais nous ne serons heureux avec ces quelques miettes. Notre soif du bonheur est telle que, tôt ou tard, nous cesserons d’écouter le chant des sirènes libérales. Il nous faut apprendre à être vertueux. Il nous faut impérativement une éducation à la vertu.