A la faveur d’un déménagement, dans les cartons et les tristes reliefs d’une bibliothèque, tout à fait par hasard, croyez moi, je tombe sur les « Pensées » de ce Giacomo Leopardi (Ed. Allia), mort en 1837 sans avoir pu, malheureusement, parvenir à ses fins ; je m’explique... Car voilà que je ne peux m’empêcher d’ouvrir ces « Pensées » naturellement, parcourant rapidement les pages tandis qu’autour de moi, chacun s’impatiente. Vous voyez le tableau… Jusqu’à ce que je découvre ceci, qui m’amuse au plus haut point, et me permet, accessoirement, d’en conclure que ma journée n’aura pas été totalement perdue :
Si j'avais le génie de Cervantès, qui a purgé l'Espagne de la vogue des chevaliers errants, je ferais un livre pour purger l'Italie et aussi le monde civilisé d'un vice qui, compte tenu de la douceur de nos mœurs, et peut-être aussi dans l'absolu, n'en est pas moins cruel et barbare que les restes de brutalité médiévale fustigés par Cervantès. Je parle de ce vice qui consiste à lire et à réciter aux autres ses propres productions littéraires: c'est un mal qui sévit depuis la haute antiquité, mais qui resta longtemps supportable, étant donné sa rareté; mais maintenant que tout le monde se mêle de créer et qu'il n'est rien de plus difficile que de trouver quelqu'un qui ne soit point auteur, c'est devenu un fléau, une calamité publique, un tourment supplémentaire infligé à l'humanité. Je ne plaisante pas quand j'affirme que cette manie rend suspectes les relations et dangereuses les amitiés; en vérité personne ne se trouve plus en sûreté nulle part et chacun risque à tout moment de subir le supplice d'interminables proses et de milliers de vers, sans même que le prétexte longtemps allégué pour justifier ces séances, à savoir l'avis de l'auditeur, ne soit invoqué aujourd'hui; en effet tout se passe manifestement dans le seul but de donner à l'auteur le plaisir d'être écouté et de se voir décerner à la fin les compliments obligés. Je crois vraiment qu'il est peu d'occasions où apparaisse davantage la puérilité foncière de l'homme et où l'amour de soi puisse conduire à un tel degré d'aveuglement et de sottise. Il est remarquable de voir à quel point peut s'abuser notre esprit: en effet chacun connaît bien l'indicible ennui qu'il y a à écouter les productions des autres; et lorsqu'à son tour il veut faire entendre les siennes, il ne peut manquer de voir ses invités blêmir et prétexter toutes sortes d'empêchements afin de s'éclipser. Mais rien ne l'arrête et c'est avec une ténacité de fer et la voracité d'un fauve affamé qu'il traque sa proie par toute la ville et, l'ayant rattrapée, la ramène vers son triste destin. Il peut bien, durant la lecture, sentir, aux bâillements, aux contorsions, aux grimaces et à mille autres signes, quelle mortelle angoisse étreint son auditoire, mais il n'en poursuit qu'avec plus d'acharnement sa harangue, criant à en perdre la voix pendant des heures, que dis-je, des journées et des nuits entières; et ses auditeurs sont depuis longtemps tombés en syncope lorsqu'il cède lui-même à la fatigue, épuisé, mais non repu. Il est certain qu'au moment où l'homme assassine ainsi son prochain, il ressent un plaisir céleste presque surhumain, sinon nous ne verrions pas tant de gens déserter pour ce dernier tous les autres plaisirs, jusqu'à en oublier le manger et le dormir et à perdre de vue la vie et le monde. En fait, l'homme est persuadé d'exciter l'intérêt de toute personne à laquelle il s'adresse, car autrement il irait déclamer dans le désert plutôt que devant un public. Or, chacun sait par expérience quel plaisir éprouve celui qui entend de tels discours (je dis bien entend et non écoute), et j'en connais beaucoup qui lui préféreraient n'importe quel châtiment corporel. Ce massacre n'épargne pas les récits les plus beaux et les mieux tournés, qui sitôt que leur auteur en donne lecture, deviennent mortellement ennuyeux. A ce propos, un philologue de mes amis notait que s'il est vrai qu'Octavie s'est évanouie en entendant Virgile lire le sixième livre de l'Enéide, ce n'est probablement pas tant à cause du souvenir de son fils Marcellus qu'en raison de l'ennui distillé par la lecture.