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Un ciel ouvert en toutes saisons, de Pascal Boulanger (par Pierre Vinclair)

Par Florence Trocmé

Stèles de l’enchantement simple 

Boulanger
Pascal Boulanger vient de faire paraitre aux éditions Le Corridor bleu un petit ouvrage, Un ciel ouvert en toutes saisons, qui, en faisant du poème le lieu d’une pensée de l’amour et de l’amour un miroir où réfléchir le travail du poème, semble, loin des afféteries de la mode, retrouver une tradition bien connue. Pourtant, l’originalité de l’objet qu’il célèbre – non sa femme, mais ses filles – en modifie suffisamment la signification pour faire de son livre le lieu d’une méditation riche qui vaut d’être engagée.    

Une mystique de l’enfance 
La question qui pourrait redire le point de départ d’Un ciel ouvert en toute saison est toute simple : comment et pourquoi les enfants parviennent-ils à enchanter autant ce monde, ce bas-monde ? Enchanteur simple, l’enfant vit dans le merveilleux qu’il se crée et qu’il crée pour les autres – et c’est lui, en tant que générateur des merveilles immanentes, qui est le grand héros de ce texte. C’est d’ailleurs cette propriété créatrice de l’enfance qui en explique le titre : l’enfance, dit le poète à ses filles, « c’est comme un ciel ouvert en toute saison de l’année, comme un jardin d’une profusion inouïe. /Avec vous, l’existence n’est jamais saturée ni close. / Quelle fête ! Oh, que la vie vous aime ! » (p.17)  
Cet enchantement de l’enfance acquiert tout son sens si on le compare au désenchantement de l’adulte, incapable de créer par lui-même suffisamment de beauté. La force profane de l’enfance, qui révèle la « beauté qui ne fait pas question », est alors, parce qu’elle s’offre, une solution aux siècles dépressifs : « Moi aussi, je suis grand et souffrant comme le siècle auquel j’appartiens, cherchant des amours pour que la vérité de notre condition ne me fasse pas périr. / Moi aussi, je suis dans l’échec et la question. / Mais avec vous, dans la beauté qui ne fait pas question. » (p. 26). Ainsi, l’enfant devient la source et l’objet même de l’amour dont « la beauté qui ne fait pas question » est traditionnellement l’objet. Raison pour laquelle cet amour n’est pas seulement ou pas d’abord un sentiment ; c’est une puissance, celle que l’on tire de la beauté, de donner du sens au monde : « L’amour que j’ai pour vous, je voudrais qu’il ne soit pas simplement un sentiment, mais aussi une puissance capable de triompher de la peur. » (p. 14) En un sens il est donc, toujours, religieux – puisque l’impossibilité de vivre sans cette puissance est le symptôme de la fragilité essentielle, de la finitude de l’homme : « Depuis, j’ai beau faire, j’ai beau ne pas faire : toutes mes sensations dépendent des vôtres. Je suis comme cette branche que le vent courbe, que la lumière éclaire. » (p. 11)  
Ainsi, l’amour du poète pour ses filles se structure, en tant que l’envers ou le remède à sa finitude, comme un amour religieux – mais celui d’une religion sans dieu, d’une religion de l’immanence, dans lequel le sens et la beauté se créent toujours ici-bas, dans ce monde, et viennent d’en bas – des enfants. Renversement de la fonction du Père, sauvé par ses enfants plus que sauveur, qui problématise la figure du Dieu et de l’amour chrétiens : « Mais comment pourrais-je être le Père tout-puissant qui sauve de la détresse ? / En existe-t-il au moins un ? » (p.13) Au contraire d’un Créateur, chez Pascal Boulanger, le père est créé par ses filles, où s’origine le sens (immanent) de la vie : « Grâce à vous, je le sais, le paradis existe et nous n’en avons pas été chassés. » (p. 17). Renversement qui se conclut dans une véritable mystique de l’enfance : « Un dieu, prenant l’apparence d’un enfant, coule dans nos veines. » (p. 20)  
 
Voies de l’enchantement simple 
Arrivé à ce point l’on pourrait s’attendre à ce que le texte décline, sans plus inventer, les figures de cette mystique de l’enfance que la première partie a campée. L’intérêt décisif du livre de Pascal Boulanger est qu’au contraire, il n’est pas qu’une ode, mais aussi un récit : le poète donne à une sorte de devenir narratif le soin de faire bouger ou varier, de réarranger les figures d’abord mises en place dans la première partie. Grâce à ce procès narratif, l’amour du père pour ses filles est questionné, sondé – et c’est notamment la dimension en somme conservatrice qu’il y aurait, contre la dépression du siècle, à plaider pour le refuge dans la famille qui est interrogée : « À dix-sept ans, je ne savais rien, je n’avais pas de réponse. / Sauf que je ne voulais pas me plier au dressage social, à la servitude des familles. / Pourquoi cela changerait-il aujourd’hui ? » (p. 32). En effet, pour beaucoup, la famille est (ou fut) une valeur réactionnaire, au moins honteuse, et qu’il ne serait pas question de chanter. C’est d’ailleurs peut-être contre le caractère suspect d’un amour, conventionnel, dans l’institution familiale, que la poésie moderne s’est constituée en enchantement alternatif : « Je lisais le soir, après les métiers pénibles, Une saison en enfer et les Illuminations. Je suivais, mot après mot, cette pensée sauvage, indomptable, qui toujours prend le large et quitte tout ce qui entrave – famille, pays – dans l’enthousiasme d’une navigation vers l’infini, vers toutes les promesses du réel. » (p. 32)  
Nous sommes ici au cœur du problème, dans le foyer que la prose de ce beau petit livre essaie d’approcher avec légèreté et élégance : la question, si simple et délicate, de la création du sens, ou d’une magie de l’ici-bas, dont l’amour et la poésie seraient les deux noms parfois accolés, et la famille l’institutionnalisation mortifère. C’est ainsi que la littérature et la famille (lorsque l’amour la déserte) entrent en lutte, ce que symbolise la séparation, qui est aussi un exode des livres : « Avant mon départ, tandis que s’entassent mes livres dans des cartons, j’aimerais que nos silences se détachent de tout ressentiment. » (p. 41) On comprend, à travers cette victoire de facto de la littérature, puisque les livres suivent le poète mais non sa famille, que c’était bien l’amour, non l’institution, que chantait Pascal Boulanger. L’amour – porté à la beauté sans question, à la puissance d’enchantement – qu’il s’est découvert pour ses filles et que doit recevoir le poème, pour le transformer et le redonner
C’est en effet dans le poème que le père redonne, à ses filles une fois grandes, la vérité qu’il a apprise auprès d’elles, et que leur passage à l’âge adulte risquerait de leur faire oublier. Ainsi le poème leur dit-il : « Ne croyez jamais ceux pour qui terre et ciel, hommes et dieux, se sont envolés. / Ici, tout est présence. / Ici, les noces sont en attente de votre parole. » (p. 47) Il semble que pour Pascal Boulanger, le chant doive ainsi rendre aux anciens enfants cette puissance de beauté qu’il y a puisée, en se faisant le vecteur de cette magie première, de cette « prolifération inattendue du simple » (p. 53) dont il porte la mémoire – un peu comme les Stèles de Segalen remettaient en circulation, dans la modernité désenchantée, les mystères des âges anciens. Le poème est alors moins conçu comme le lieu d’une expérience linguistique que comme celui d’une circulation du sens – le relais d’une « parole en archipel » (Char) où s’offre cette vérité libre dont l’enfance est, dans sa simplicité, à la fois la source et le modèle : « Le monde de l’enfance n’est-il pas un jardin où fleurissent tous les détails, un jardin en archipel où toutes les rencontres sont permises ? » (p. 19).  
 
Pierre Vinclair 


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