Ce qu’il y a de bien dans les conversations politiques, c’est que de temps en temps, elles s’éloignent un peu des considérations triviales sur la pluie et le beau temps, le lifting de Carla ou les cravates du président pour s’intéresser aux principes. Ici, il faut entendre « principes » au sens large, comme les raisons, motivations et autres normes qui nous poussent à agir, ce qui demande au moins l’espace de quelques minutes de se poser et de réfléchir.
Dans une tribune récente publiée sur Causeur.fr, Gil Mihaely attaque le libre échangisme du blogueur George Kaplan. [1] Selon G. Mihaely, le libéralisme qui l’inspire tend à rabattre toutes les questions humaines sur l’économie. Celle-ci devrait dans l’idéal se limiter à « analyser et quantifier certains phénomènes et comportements humains pour comprendre le fonctionnement des sociétés mais aussi pour permettre aux acteurs de prendre des décisions raisonnables ». Certains sujets, les plus sérieux en fait, échappent à l’économie, qui n’a pour ainsi dire qu’un rôle d’intendance : « L’économie telle qu’on la conçoit aujourd’hui n’est pas capable de répondre aux questions les plus importantes que pose toute société humaine : comment souhaite-t-elle organiser la vie et les relations entre ses membres ? Quel niveau d’inégalités est-elle prête à supporter pour équilibrer libertés et paix sociale ? Comment équilibrer et concilier intérêt général et intérêts privés ? Les réponses à toutes ces questions-là sont négociées dans le cadre de ce qu’on appelle la Politique. »
En opposant action politique d’un côté et libéralisme économique de l’autre, cet exposé omet une chose pourtant fondamentale. Le libéralisme est avant tout une tentative d’éliminer, ou du moins de limiter l’arbitraire dans les décisions humaines, que ce soit par l’économie, le droit, les lois, les raisonnements juridiques, la logique ou parfois même par le droit naturel. Si les politiques ont tendance à penser spontanément leur activité comme une activité souveraine, qui échappe comme par magie à l’encadrement du droit ou même à la justification rationnelle, les libéraux sont là pour leur rappeler qu’ils appartiennent à la même humanité qu’eux et que leurs positions de pouvoir ne les autorisent pas à faire n’importe quoi sous prétexte que les circonstances ou les passions du moment l’exigent.
Pour comprendre comment les libéraux pensent, il me semble indispensable de revenir sur trois points qui pris tous ensemble dessinent les contours de leurs principes, qui est aussi une éthique de la liberté.
(Illustration René Le Honzec)
Individualisme
Premièrement, le libéral partage avec son frère ennemi le marxiste une certaine défiance vis-à-vis des fictions morales et politiques collectives qu’emploient les hommes pour justifier leurs choix. Ce qui relève de la mythomanie dans la sphère privée ne semble déranger personne quand le phénomène se produit dans la sphère publique. Quand j’explique à mon petit cousin que j’ai toujours raison, parce que j’ai fait des études de philo et que l’universel parle par ma bouche, il a toutes les raisons du monde de douter de ma santé mentale ou de ma sincérité. Quand un politique ou un haut fonctionnaire vient expliquer à la télévision que l’intérêt supérieur de la nation, de la république ou du peuple parle par la sienne, peu de monde s’accorde sur les mêmes constats.
Pourquoi marquer une telle différence entre sphère publique et privée ? Après tout, les deux mettent en scène des individus, qui pour les libéraux sont les seules véritables entités qui réfléchissent, délibèrent, font des choix et expriment des préférences (pas toujours rationnelles, on est d’accord). Cela ne signifie pas que les fictions collectives n’ont aucun poids dans les actions humaines. Bien souvent, au contraire, elles agissent comme des métaphores efficaces qui modèlent les conduites et les comportements. Mais seulement voilà, pour comprendre les phénomènes sociaux, la méthode la plus raisonnable aux yeux des libéraux revient encore à partir de ses éléments les plus simples pour ensuite expliquer ceux plus compliqués, ce qui revient à ne pas accorder la même consistance ontologique à l’individu et à la société. [2]
La justice avant la politique
L’individualisme est d’abord une question méthodologique, mais il ne tarde pas à devenir éthique quand on aborde la question du droit, ce qui nous porte à considérer un second point. Quand les libéraux se trouvent être des philosophes ou des économistes, comme tous les philosophes et les économistes, ils se racontent des petites histoires. Ces petites histoires ne cherchent pas forcément à être historiquement pertinentes, mais sont ce que Bernard Williams appelle des « généalogies imaginaires », qui visent plutôt à expliquer rationnellement pourquoi les hommes adoptent telle coutume ou telle croyance plutôt qu’une autre : « Le pouvoir de la généalogie imaginaire réside dans le fait qu’elle introduit l’idée de fonctionnalité là où on ne l’attendrait pas nécessairement et qu’elle se place sur un terrain plus primitif pour expliquer sa nature. » [3]
La plus connue de ces généalogies imaginaires est celle proposée par David Hume pour expliquer l’émergence de la justice. Pour le philosophe anglais, des hommes raisonnablement égoïstes et moyennement bienveillants l’adoptent comme attitude morale lorsqu’il devient évident que l’institutionnalisation de la propriété et de son transfert se fait au bénéfice de tous. Plutôt que de se taper dessus pour acquérir des ressources relativement limitées, ce qui suppose du temps, de l’argent, et tout cela pour des résultats incertains, il est plus raisonnable d’adopter des artifices de régulation qui favorisent la coopération pacifique sur le long terme. [4]
Mais comme peut le constater n’importe quel lecteur même non libéral, les règles de conduite posées par l’institution de la justice naissent avant et sans lien immédiatement nécessaire avec le Pouvoir institutionnel, n’en déplaise à Hobbes et à tous ses disciples. Si nous suivons encore un peu Hume, le gouvernement qui s’ajoute à l’institution de la justice est un correctif à la faiblesse humaine, qui vise essentiellement à préserver l’ordre et la paix parmi les hommes. [5] En termes moins élégants, c’est le gros bâton qui vise à faire rentrer dans le rang les moins aptes à se conformer aux règles de « juste conduite ». [6]
Contenir le Léviathan
Seulement, le libéral, qui n’en finit pas d’être soupçonneux, s’il peut admettre que les hommes ont autant besoin d’ordre et de sécurité que de justice, n’oublie pas que ceux qui proposent de lui en fournir ne sont pas des anges aux motifs complètement altruistes. Or, quand ces marchands d’ordre monopolisent l’usage de la violence dite « légitime » sur un territoire donné, tout se complique, car la tentation est grande d’abuser d’une telle position dominante. Pour tenter de préserver la justice de l’arbitraire, le libéral propose alors d’appliquer au gouvernement des règles strictes, de le réduire en morceaux – trois pour être précis – de consigner ses tâches dans un document écrit appelé « constitution », dans lequel ses représentants jurent solennellement de protéger les personnes, leurs droits et la propriété, ou encore de conditionner l’exercice du pouvoir à des élections régulières ou à des concours. Tout ceci peut tempérer – au moins pour un temps – les ardeurs des représentants de l’Etat, mais n’élimine pas la singularité de leurs positions, et donc les avantages substantiels qu’ils peuvent en tirer.
Et la démocratie dans tout ça ? La règle majoritaire n’est ni bonne, ni mauvaise en soi, elle est un arrangement comme un autre pour produire des choix collectifs. Ce qui compte essentiellement, ce sont les raisons invoquées pour faire ces choix, c’est-à-dire pour qu’une petite partie de la population décide pour toute la population. Si un jour, un référendum décide de pénaliser tous les hommes roux, je n’aurai sans doute rien à dire sur la forme démocratique du vote, mais plusieurs remarques d’ordre éthique ou même de bon sens me viendront sûrement à l’esprit. Cela explique pourquoi Gil Mihaely se trompe encore quand il soutient qu’une fois exprimé le suffrage universel, l’économiste n’a plus qu’à opiner du chef quelle que soit la décision. Si le citoyen a politiquement tort quand il est minoritaire, le citoyen libéral a quand même le devoir moral de l’ouvrir, même si c’est pour jouer le rôle de Cassandre. Il l’ouvrira d’autant plus que la démocratie est devenue un lieu de marchandage entre politiques et électeurs, les premiers négociant leur élection avec les seconds en échange d’avantages en termes de redistribution des ressources, le tout au détriment des électeurs et politiciens perdants. Mais tout cela est une autre histoire. [7]
Pour conclure, remarquons que si les libéraux ont de bonnes raisons de préférer le marché à la politique, leurs bonnes intentions ne suffisent pas à les rendre aimables aux yeux de leurs concitoyens. Il leur faudra expliquer, et expliquer encore, quitte à passer pour les rabat joies de service.
Notes :
[1] Gil Mihaely, « On ne peut pas faire l’économie de la politique. »
[2] Carl Menger, Investigations into the Method of the Social Sciences with Special Reference to Economics, New York, New York Univ. Press, 1985, p. 93.
[3] Bernard Williams, Vérité et véracité. Essai de généalogie, Paris, Gallimard, 2006, p. 48.
[4] David Hume, Enquête sur les principes de la morale, Paris, Flammarion, 1991, appendice III, pp. 227-236.
[5] Ibid., IV, p. 111.
[6] L’expression est de Fr. A. Hayek.
[7] Magnifiquement narrée par un grand classique de l’économie politique : James Buchanan & Gordon Tullock, The Calculus of Consent. Logical Foundations of Constitutional Democracy, Liberty Fund, Indianapolis, 1999.