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Nikos Kazantzakis : Invocation au soleil

Publié le 06 avril 2011 par Unpeudetao

Soleil, mon grand oriental, et bonnet d'or de mon esprit,
il me plaît de te porter ainsi de travers, ah, je n'en pouvais plus !
Aussi longtemps que tu vivras, nous vivrons nous aussi, et que nos coeurs se réjouissent !
Et cette terre est bonne, elle nous plaît, comme une grappe de raisin
frisée dans le vent bleu, mon Dieu, elle pend, et remue dans le vent de la Crète,
et la becquettent les esprits et les oiseaux du vent :
si nous pouvions en faire autant pour y rafraîchir notre esprit !
Entre mes deux tempes, dans le grand pressoir,
le raisin cède, je piétine, et le moût coule à flots bouillants,
et la tête rit, toute fumante dans le jour debout.
La terre a largué ses grandes voiles, lancé au plus loin ses ailes, et voici
qu'elle tremble, et les yeux noirs du Besoin
se sont enivrés, et le chant commence.

Violent au-dessus de moi, le ciel ; et au-dessous mon ventre,
les mouettes, là-bas, buvant au fil des mers,
le sel emplit mes narines, les vagues entrechoquent leurs épaules,
les vagues qui s'en vont, rapides, et moi qui m'en vais avec.
Soleil, trois fois soleil, qui passes très haut et regardes en-bas,
je vois là le bonnet marin d'un destructeur de forteresse,
donnons-lui donc un coup de pied, histoire de voir jusqu'où il va ?
Le temps, tout cela tourne, le destin a des roues,
et l'esprit de l'homme reste au-dessus et les fait tourner.
Aïdé ! donnons un coup de pied à la terre, qu'elle roule un bon coup !
Ah, soleil, toi mon beau clin d'oeil, mon lévrier, mon chien d'arrêt,
la proie que j'aime, débusque-la, vas-y, prends-la en chasse,
et quoi que tu puisses voir sur la terre, et quoi que tu entendes, fais-le moi savoir,
moi, je le passerai au laboratoire secret de mes entrailles,
et tout cela sans te presser, et de cela te ries, te joues,
que les pierres bercées, l'eau, le feu, la terre ne soient plus qu'esprit,
et l'âme aux ailes lourdes de boue lentement sortira du corps
et montera comme une flamme sereine et se perdra dans le soleil. . .

Vous avez bien bu, bien mangé, les gars, sur le rivage tout en fête,
rires, danse et bécots, la conversation qui languit,
la joie pour vous n'est plus que plénitude de la chair,
mais en moi le vin s'est levé, et voici la viande à nouveau
hantée, la chanson d'un marin s'élance et va me faire tomber,
j'ai besoin de chanter, faites-lui la place, mes frères !
Ah, la fête est bien grande et la place est toute petite,
ouvrez vos rangs, que j'aie de quoi m'allonger à l'aise,
que j'aie de quoi jeter mes cannes, planter mes coudes,
et que la nudité n'effraie pas vos femmes et enfants.
Comme ils vont me prendre à la gorge, je parie, aussitôt que j'aurai
lancé mes paroles à la chasse à l'homme sur les plages !
Mais lorsque mon larynx sera bien serré, la douleur devenue esprit,
alors je me lèverai, et je veux de la place aussi pour danser au bord de l'eau.

Délivre-moi, mon Dieu, de la sagesse, que mes tempes s'ouvrent enfin,
que s'ouvrent les trappes de l'esprit, et que le monde prenne l'air !
Eh vous, les paysans, fourmis le dos courbé sous une granule de blé,
je jette un coquelicot rouge et la prairie va prendre feu !
Vous, filles, qui gardez des colombes sauvages dans la fraîcheur de votre sein,
et vous, les jeunes gens, poignard à la ceinture,
vous avez beau vous battre, la terre reste un arbre sec,
tandis que moi, avec mon chant, je lui ferai porter ses fleurs !
Artisans, laissez là vos outils, pliez vos tabliers, laissez
le joug de la nécessité, aussitôt la liberté crie.
La liberté n'est pas du vin, hommes, finissons-en,
pas même une très douce épouse,
la richesse dans vos greniers et votre fils dans le berceau :
c'est une chanson haute, et qui ne descend pas, et qui s'efface dans le vent (. . .).

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