Le monde se divise en deux catégories (ou à peine plus) - Vladimir Makanine - La BrÈche (Gallimard - 2007) par Cédric Rétif
Par Fric Frac Club
La brèche est un passage, une frontière entre le monde d'en bas et la surface. Dans le premier sont réfugiés les intellectuels, qui dissertent sans fin, dans une dispute joyeuse, du devenir du pays, de leur solidarité avec ceux d'en haut, et peut-être même, si ça se trouve, de littérature. Leur solidarité avec la masse, le peuple qui occupe le monde du haut, n'est bien sûr pas diminuée par le fait que ces bien-pensants ont construit une société parallèle, où l'on trouve de tout alors que le dénuement est total en surface (où, accessoirement, on vit dans la peur d'être assassiné, par des pillards ou par la foule).
Et cette brèche rétrécit progressivement, rendant les passages de Klioutcharev, le seul qui s'y aventure (une figure de l'écrivain, manifestement), de plus en plus difficiles et dangereux. Klioutcharev ne peut pas ne pas descendre, d'abord parce qu'il a besoin d'outils pour creuser la « caverne » où il projette de se réfugier avec sa femme et son fils, ensuite parce qu'il prend plaisir à revoir ses anciens amis, les intellectuels, et à la magie de leurs discussions stimulantes que rien n'est susceptible d'arrêter. Mais comme en haut la nuit n'en finit pas de tomber, en dessous, l'oxygène commence à manquer.
Klioutcharev est pris entre ces deux mondes invivables, pour lesquels ont peut trouver une multitude d'analogies. Mais c'est d'abord un clivage irréconciliable entre les idéalistes et ceux qui conduisent la révolution, entre les causeurs qui se complaisent dans l'élaboration de belles idées rassérénantes (pour eux-mêmes) et les foules qui imposent « la sensation d'une masse commune où personne ne répond plus de rien, prêt à piétiner tous ceux qui ne marchent pas épaule contre épaule. »
Makanine nous fournit un tableau de ces deux mondes qu'aucune dialectique n'est susceptible de réconcilier. La fin n'arrive jamais, mais on l'attend et elle semble inéluctable, pour les habitants des deux mondes comme pour Klioutcharev, contraint de prendre conscience de la nature exacte de la brèche, et de la caverne qu'il s'efforce de creuser, lorsqu'il enterre un de ses amis : « (…) d'abord la cavité ressemble à une brèche, à un trou, puis, s'élargissant, évoque une caverne ; mais finalement, sa forme devient rectangulaire et elle se met à ressembler à ce qu'elle est : une tombe. »