Un pied au paradis
Une anciene terre cherokee, en passe d'être à jamais enlevée à ses habitants : la compagnie d'électricité Carolina Power rachète peu à peu tous les terrains de la vallée afin de construire une retenue d'eau, immense lac qui va recouvrir fermes et champs. Holland Winchester est mort, sa mère en est sûre, qui ne l'a pas vu revenir à midi, mais a entendu le coup de feu chez le voisin. Ce drame de la jalousie et de la vengeance, noir et intense, prend la forme d'un récit à cinq voix : le shérif Alexander, le voisin, sa femme, leur fils et l'adjoint.
Extrait : "Bobby et moi on s'est avancés vers Holland
- Shérif, a-t-il lancé, en levant vers moi son visage démoli. M'est avis que vous êtes arrivé trop tard pour participer au pétard.µ
- On dirait. Mais toi, apparemment, tu en as bien profité.
- Ouais, a dit Holland. Des fois, quand un type souffre en dedans, une bonne rixe dans un bar peut l'aider à se sentir mieux.
- Je ne pige pas très bien. tout ce que je sais, c'est que tu as causé de gros dégâts à l'établissement de M. Lusk.
- C'est ce que je vois, a dit Holland en regardant autour de lui comme s'il ne l'avait pas encore remarqué.
- Je sais ce que c'est quand on revient de la guerre. Il faut un peu de temps pour se réadapter. Tu donneras dix dollars à M. Lusk et on n'en parlera plus.
- Pas de problème, shérif, a dit Holland.
- Et la prochaine fois, ce sera la prison.
J'ai souri, mais en braquant mes yeux sur les siens pour lui signifier que j'étais sérieux.
- On verra ça, a dit Holland.
Il a souri à son tour mais ses yeux noirs étaient devenus aussi mornes et froids que les miens.
Il a plongé la main dans sa poche et posé sur la table une bourse en cuir et un rouleau de billets.
- Tiens, l'adjoint, a-t-il dit à Bobby, en tirant du rouleau un billet de cinq dollars et cinq billets de un dollar. File porter cet argent à Bernie.
Le visage de Bobby s'est empourpré.
- Merde, je suis pas à tes ordres, a-t-il lâché.
Un instant, j'ai été tenté de passer les menottes à Holland, parce qu'il était clair comme de l'eau de roche qu'on aurait une nouvelle prise de bec avec lui et qu'il ne nous suivrait pas gentiment. Ce soir, il était déjà claqué et blessé. Ce soir, ça risquait d'être assez facile.
- Apporte le fric à Bernie, ai-je dit.
Bobby n'a pas apprécié, mais il a ramassé l'argent.
Holland a remis le rouleau de billets dans sa poche.
- Regardez, shérif.
Holland a ouvert la bourse en cuir et en a fait tomber le contenu sur la table. une décoration militaire, la Gold Star, a roulé parmi d'autres trucs.
- Savez-vous ce que c'est ? a demandé Holland, en remettant la Gold Star dans la bourse.
J'ai regardé fixement ce qui ressemblait à huit figues sèches. Je savais ce que c'était, parce que des choses dans ce genre, j'en avais vu dans le Pacifique.
- Oui, ai-je répondu à Holland. Je sais ce que c'est.
Il a hoché la tête.
- Bien sûr, shérif. Normal. Vous avez fait la Seconde Guerre mondiale.
Holland m'en a tendu une.
- D'après vous, elles entendent encore, ces oreilles ?
- Non
- Z'en êtes sûr.
- Oui. Les morts n'entendent pas et ne parlent pas.
- Qu'est-ce qu'ils sont, alors, shérif ?
- Ils disparaissent, c'est tout.
Holland a remis l'oreille avec les autres. Elles étaient posées entre nous sur la table comme un enjeu dans une partie de poker.
- Y en a qui disaient que c'était horrible de couper l'oreille d'un mort, a repris Holland. Pour moi, lui ôter la vie c'était mille fois pire, et pour ça j'ai eu droit à des médailles.
Il a ramassé les oreilles une par une et les a rangées dans la bourse.
- Ces machins-là m'empêcheront d'oublier ce que j'ai fait là-bas. Tuer un homme, je prends pas ça à la légère, mais je crains pas d'assumer mes actes. J'ai fait ce pour quoi on m'a envoyé là-bas, rien d'autre.
Il a fourré la bourse dans sa poche avant de demander :
- Et vous, shérif, qu'est-ce que vous avez rapporté ?
- Un sabre et un fusil. Rien dans le genre de ce que tu as là dans ta bourse.
Alors Holland Winchester a prononcé les derniers mots qu'il m'adressait à tout jamais.
- Y en a qui s'en tirent mieux que d'autres quand ça se met à canarder, hein, shérif ?"
L'avis de Dazboness : Ce livre est extrêmement atypique dans la mesure où il présente cinq point de vue, racontant l'histoire. Pas cinq points de vue simultanés ou entremêlée, ni même cinq point de vue se succédant. Non l'auteur a pris le parti de choisir cinq points de vue offrant la possibilité de conaître l'histoire d'un crime de bout en bout. Les uns à la suite des autres. Mais pas nécessairement liés, parfois redondants.
Nous commençons donc avec le shérif sollicité par la mère du disparu. Nous poursuivons avec le suspect, la femme du suspect, leur fils, pour conclure avec l'adjoint. Ces récits sont inégaux dans la quantité, de même qu'ils ne relatent pas la même trame temporelle. Bien qu'ils soient tous à la première personne (ce qui déroute quelque peu au début), on se sent détaché du récit, comme un esprit du peuple indien disparu près de ces terres, qui voguerait d'un narrateur à l'autre pour reconstituer le fil d'une tragédie.
L'auteur chosit une trame de fond que l'on a tendance à oublier, pris par le récit du crime et de l'enquête, des vies des personages. Pourtant c'est bien la tragédie de la modernisation et de l'engloutissement d'une vallée par les eaux afin d'alimenter une centrale hydro-électrique qui est la plus importante dans ce roman. Car elle est à la fois l'origine et la conclusion de tous les petits drames que vivent les protagonistes, elle influence leurs actes et leurs destins, de la première à la dernière page.
Un livre émouvant de sincérité, un appel au souvenir et à la clémence. Aussi bien qu'une recherche profonde de vérité et de repentir.
Auteur : Ron Rash
Editeur : Le livre de poche
Prix : 6,50€
Nombre de pages : 316
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