L’étude des grottes ornées a bénéficié depuis quelques années de l’apport des nouvelles technologies, comme la photogrammétrie (ou stéréophotographie) (1), le laser et l’imagerie virtuelle. « L’art des cavernes utilise la troisième dimension : toutes les figures sont positionnées avec précision sur les reliefs et les volumes rocheux. Disposer du scan et de la reconstitution numérique en trois dimensions peut aider à mieux comprendre la manière dont la cavité fut décorée et comment fut organisée la construction symbolique sur ses parois » (2). Bien sûr, la photographie est dépendante entre autres du cadrage, de la sensibilité du film, de la finesse et du type d’émulsion, de l’éclairage… Le laser quant à lui n’identifie pas les peintures ou les gravures peu profondes et nécessite la saisie supplémentaire de photos. A ces limites techniques s’ajoute le coût du matériel.
La grotte de Pech Merle (Quercy). A droite, le Panneau des Chevaux ponctués.
Source : La Collection Grands Sites de Midi-Pyrénées (FlickR, licence CC)
Grâce au relevé, le chercheur évolue dans une maquette de synthèse, multiplie les points de vue, s’approche ou s’éloigne. Il s’agit également d’un excellent document pédagogique où chaque élément peut être enrichi (légendes, commentaires sonores, photos comparatives, schémas, dessins) (3).
BD préhistorique
Ces nouvelles technologies ont permis à Marc Azéma, préhistorien et réalisateur (voir sa société Passé Simple), de présenter une hypothèse séduisante sur l’art pariétal, qu’il rapproche des actuels bandes dessinées et dessins animés. Le chercheur a patiemment décomposé les actions de certains animaux peints grâce à des logiciels. La multiplication de leurs pattes montre clairement, d’après lui, une volonté de représenter le mouvement. « Mieux, en examinant certaines grandes compositions, le chercheur s’est rendu compte que ces actions ou séquences, décomposées ou non, s’associent dans bien des cas pour constituer des sortes de récits, dont le sens reste toutefois à préciser » (4).
Affiche d’une exposition à l’Aven d’Orgnac. Source : Hominidés.
Nécessité de l’œil humain
Si ces techniques sont d’une grande aide pour le chercheur, ce type de relevé n’établit aucune hiérarchie des données comme peut le faire à main levé le préhistorien, négligeant un trait qui n’appartient pas à la figure. L’intervention humaine est indispensable pour l’étude de la paroi. « Seul l’œil humain est capable de différencier dans l’information enregistrée ce qui est la petite tâche d’oxydation naturelle et une tâche de pigment apportée par l’homme préhistorique » explique Patrick Paillet (5). Le chercheur peut étudier la photographie en faisant jouer ses caractéristiques (contraste, couleurs) à l’aide d’un logiciel type Photoshop. « Par exemple, en jouant sur les densités de couleur, une photographie peut faire apparaître des tracés invisibles à l’œil nu » (5). Des photographies à l’infrarouge et à l’ultraviolet peuvent également être prises pour faire apparaître des pigments dissimulés dans la profondeur de la paroi. Elles seront utiles pour construire un fac-similé « restauré », c’est-à-dire semblable à ce que les œuvres étaient à l’époque où elles ont été peintes.
Fac-similé d’une partie de la grotte de Lascaux, présenté au musée du Thot. Source : tourisme_vezere (FlickR, licence CC)
Art expérimental
Parfois, le préhistorien est également artiste, comme Gilles Tosello : « son œil traduit les choses de manière plus sensible, esthétique. Il fait apparaître des aspects que la photo ne voit pas, c’est-à-dire les aspects technologiques, l’enchaînement des gestes de l’homme préhistorique. Il a une approche diachronique, il voit les chaînes opératoires, comment l’œuvre a été préparée, disposée sur le support, exécutée, effacée, comment une autre est venue par-dessus… » ajoute Patrick Paillet.
Dans son passionnant ouvrage La méthode de Zadig – La trace, le fossile, la preuve, Claudine Cohen va plus loin en évoquant ces préhistoriens qui sont passés du relevé à l’expérimentation. « En réalisant une copie grandeur nature du célèbre panneau des chevaux de Pech Merle (Les Cabrerets, Quercy), [Michel Lorblanchet] se proposait de « retrouver l’intention derrière le geste, le « mobile » derrière l’acte [afin de] mieux comprendre l’esprit et parfois le contexte symbolique, dans lequel les œuvres ont été réalisées » ». Claudine Cohen liste ainsi les différents avantages de cette démarche : elle permet de tester les hypothèses « avancées depuis un siècle sur la réalisation et le sens de l’art pariétal », comprendre pourquoi le peintre a choisi tel pigment ou tel support rocheux, combien de temps a-t-il mis pour peindre une fresque, était-il seul ou accompagné ?
L’expérimentation permet également de faire des découvertes imprévues : « avant de réaliser ses crachis [le peintre place les pigments dans sa bouche et les projette sur la paroi rocheuse en soufflant ndlr] Lorblanchet avait prudemment consulté le Centre antipoison de Paris sur la substance qu’il allait utiliser, l’oxyde de manganèse (MnO2), présent dans la grotte [de Pech Merle] et dans les peintures elles-mêmes ». Bien lui en a pris car cette substance est hautement toxique et provoque notamment des troubles de la locomotion et du comportement (comme des hallucinations). « De là à évoquer une « transe » (chamanique ?), à l’occasion de la réalisation de ces peintures, il n’y a qu’un pas… que le préhistorien ne franchit qu’avec prudence. »
La philosophe et historienne des sciences cite également le travail de Renaud Samson sur les fresques de la grotte de Lascaux. Je reviendrai sur ce travail dans un futur article.
Intérêts du relevé
« Qu’est-ce qu’un relevé ? Est-ce un enregistrement fidèle et objectif d’une paroi ou bien n’est-ce pas déjà un passage au filtre de la main, de l’œil et de l’esprit du préhistorien ? ». A cette question, Michel Lorblanchet a tenté de répondre. Ce préhistorien « a beaucoup œuvré pour améliorer les techniques et la méthode mais il a aussi réfléchi sur l’intérêt même du relevé » explique Patrick Paillet. Ainsi, le relevé n’est pas seulement un travail mécanique mais aussi un travail de réflexion sur le support, « sur son évolution taphonomique (6), son état de conservation actuel, passé et futur, les interactions entre l’art et le support ». Le relevé permet de comprendre « comment ont été réalisés les dispositifs pariétaux, comment sont intégrées les figures, quel est ce lien dynamique, subtil entre le support et les représentations, la paroi dans le volume général de la grotte, le panneau par rapport à la paroi dans un secteur particulier, la situation du panneau par rapport à la topographie générale de la grotte… ».
Art préhistorique expérimental… à tout âge. Source : tourisme_vezere (FlickR, licence CC)
Faire du relevé, c’est aussi faire de la conservation car le chercheur enregistre des œuvres vouées à disparaître à plus ou moins long terme. Il les « fixe » dans un état particulier, un jour précis. « Il y a environ 300 grottes ornées connues en Europe centrale et occidentale qui nous sont parvenues par miracle, grâce à des conditions de conservation remarquables (peu de fréquentation, grottes fermées naturellement ou artificiellement et redécouvertes par la suite…). L’exemple de Lascaux est criant : cette grotte a survécu à 17 000 ans d’érosion dans le silence complet de son colmatage naturel. En l’espace de vingt ans d’exploitation, elle a du être fermée parce qu’elle était dégradée, à cause de la fréquentation humaine. Nous enregistrons ces œuvres pour la postérité ». Outre de la conservation, les relevés sont indispensables pour la fabrication d’un fac-similé destiné au grand public.
Notes
- La stéréophotographie, ou photographie stéréoscopique, est l’ensemble de deux photographies ou images d’un même sujet, prises de points de vue différents de façon à permettre la restitution du relief. La Photogrammétrie est l’application de la stéréophotographie aux levés topographiques, aux relevés des formes et des dimensions des objets, des reliefs, etc.
- R. Pigeaud, Comment reconstituer la Préhistoire ? EDP Sciences
- J. Brunet, J.Vouve (dir.), La conservation des grottes ornées, CNRS Editions, Juillet 19964
- P. Lima « Il y a 30 000 ans les premières… bandes dessinées », Science et Vie, n°1049, février 2005, p. 135-152
- Interviewé le 5 mai 2009 dans le cadre de mon mémoire de master
- La taphonomie (du grec taphos, enfouissement, et nomos, loi) est la discipline de la paléontologie qui étudie les processus qui interviennent après la mort d’un organisme jusqu’à sa fossilisation ainsi que la formation des gisements fossiles