Peu d'enfants, sans doute, peuvent se targuer d'avoir connu enfance plus dorée que la mienne, élevé que je fus par des parents expatriés au soleil du Maghreb, couvé par une nounou marocaine plus qu'excellente cuisinière (c'est la meilleure du monde, surtout pour la pastilla et les Frosties), et accroché au plus doux des doudous, une serpillière reconvertie que ma soeur ne tenta que rarement de planquer, se contentant de me balancer des boules de pétanque sur le crâne et de lapider mon matelas à coups de couteaux.
Je passai mes vacances aux plus beaux endroits de la terre, la Lozère et la Bretagne, j'avais le droit d'accompagner mon père à la scierie dans notre 4L rugissante, je pouvais pêcher les crevettes et les petits poissons pendant des heures, me faire retirer les épines d'oursin et les bouts de pétrole de mes pieds pendant d'autres heures par ma maman, on avait un Atari ST avec Gobliiins dessus, et les cassettes des trois premiers Star Wars.
Que pouvais-je demander de plus ?
Il fallait bien une ombre au tableau.
Cette ombre, elle était dans l'autoradio, et passait en boucle sur les chemins lozériens, tandis que nous allions chasser la farouche girolle et le cèpe majestueux. Je crois qu'il n'y avait qu'elle sur la cassette. Et elle passait. Et elle repassait. Encore, et encore, et encore.
J'ai longtemps cru que mon père nous haïssait secrètement.
Mais récemment, j'ai compris. C'était en fait une tentative d'éducation morale, que je n'ai jamais saisie enfant.
Voici donc, retranscrite pour éclairer ceux qui n'auront pas eu le courage d'écouter toute la chanson, la discussion que j'ai eu avec mon fils Georges, en 2025, quand nous écoutions cette chanson en allant chercher des champignons en forêt de Saint-Flour. (malgré ses récriminations pour écouter le single de son crooner néo-grunge préféré récemment suicidé, Justin Bieber).
-Mais euh, ils violent les filles, là ? C'est pas bien !
-Ouaip.
-Elles les menacent si ils viennent à Pontoise mais ils y vont quand même ? Ils sont un peu bêtes !
-Ouaip. (je suis laconique au volant)
[...]
-Mais... mais ils vont les tuer ! C'est pas bien ce qu'ils ont fait, mais quand même !
-Ouaip.
-Ils vont appeler leur grand frère qui a des relations pour les aider ? Bé c'est du propre. On se croirait sous la Vème République.
-Ouaip.
[...]
-Ho purée, c'est gore, papa.
-Ouaip, fils.
-Le pigeon, là, je crois que j'ai pas saisi la métaphore. Il va au paradis ? Alors qu'il a violé et provoqué un génocide ?
-Il a été bête, aussi, fils. "Heureux les simples d'esprit, car le Royaume des cieux est à eux", disait un type.
-Ouais, mais quand même. Et pour ses frères, rien ?
-Pour les filles non plus, note.
-J'ai pas compris la morale, papa.
-Moi non plus, fils. Moi non plus...
Edith : Je croyais que toute cette sombre histoire était derrière nous. Mais non, hier encore mon popa m'envoyait du Gabriel Yacoub par notre dropbox. Que t'ai-je fait, père ? Que dois-je faire pour être pardonné ?