Le débat sur la nécessité d'armer les rebelles libyens sombre dans la confusion des déclarations maladroites de l'Administration américaine
Seuls les jésuites endurcis par la pratique assidue de la théologie morale (casuistique) montrent du talent à ressouder artificiellement morale et politique, le « ciel et la terre », dont Machiavel, pour sa part, recommandait au Prince, écartant tout scrupule, de les disjoindre délibérément au nom de la raison d’Etat. Dans leur pratique, les jésuites sont ainsi peu regardants sur les moyens utilisés, justifiés au bénéfice du doute dès lors que l’intention finale est dirigée vers un but religieux : les moyens sont justifiés par la fin ; morale et politique vont de pair ; les apparences sont sauves.
« Une bonne fin auréole tout, même si elle démentie par les faux pas des moyens » (Baltasar Gracian).
N’est pas jésuite qui veut : la confusion extrême des déclarations officielles et des commentaires sur la nécessité ou l’utilité d’armer la rébellion libyenne, tout en semant le doute sur la présence dans ses rangs de terroristes signe un raisonnement mal bâti :
- si le but politique consiste à aider les rebelles libyens, il faut les armer ; d’autant qu’il est manifeste qu’ils en sont pas en mesure de vaincre les troupes loyalistes ; ils réclament d’ailleurs ces armes ;
- la morale, ou la logique et la précaution, préconise de ne pas fournir d’armes si le risque existe qu’elles puissent être détournées de leur destination initiale, pillées par des réseaux radicaux, utilisées contre leur pourvoyeur à l’exemple des fournitures d’armes américaines aux insurgés afghans, futurs Taleban;
Il est ainsi maladroit de multiplier des déclarations confuses et des palinodies sur la présence de militants d’Al Qaïda, ou du Hezbollah, dans les rangs de la rébellion libyenne, sans apporter la moindre précision sur leur influence (hiérarchie de la rébellion ou militants sur le terrain), leur nombre, leur affiliation précise (Al Qaïda ou Al Qaïda au Maghreb Islamique) et d’avouer in fine son ignorance sur l’étendue du phénomène :
- si le noyautage de la rébellion était avéré, il est certain que le but politique poursuivi ne pourra être atteint, sauf à renier la morale comme le préconise Machiavel, trop tard puisque le doute s’est installé ; ou à réussir un tour de passe-passe de jésuites, difficile à justifier quand on connaît le précédent américain en Afghanistan.
Certes, les jésuites ne se préoccupent pas de cette « mauvaise raison d’Etat », c'est-à-dire profane ; il est néanmoins certain que la rigueur leur permettrait d’éviter cette confusion :
- alarmer sur la présence d’éléments radicaux et reconnaître finalement que rien n’est avéré :
L’amiral James Stavridis, commandant suprême des forces de l’OTAN en Europe, met en garde, le 29 mars, devant une commission du Sénat américain sur la présence de militants d’Al Qaïda et du Hezbollah dans les rangs de la rébellion, avant de constater que ces services n’en sont qu’à l’examen attentif de la composition de la rébellion.
- lancer le débat sur l’armement de la rébellion et reconnaître son ignorance sur la nature de ce mouvement et ses objectifs post-Qaddafi ; l’attester bruyamment en annonçant l’envoi d’équipes de la CIA pour prendre contact avec la rébellion et obtenir des renseignements sur ses responsables ;
Hillary Clinton, après deux rencontres avec Mahmoud Jibril, chargé des relation internationales au sein du Conseil National Transitoire libyen, se voit contrainte de reconnaître, le 29 mars, que les rebelles demeurent largement un mystère, qu’elle ignore à qui sont liés les émissaires institutionnels et pro-occidentaux qu’elle a rencontrés ; qu’elle n’a pas de connaissance spécifique sur les militants d’Al Qaïda dont parle le commandement de l’OTAN ; même constat de la part de Susan Rice, représentante américaine au Conseil de sécurité de l’ONU.
Gene Cretz, ambassadeur américain en Libye, se félicite des instincts démocratiques des leaders de l’opposition tout en avouant que administration américaine n’avait aucun moyen de s’assurer qu’ils étaient « 100% kasher ».
Bruce Riedel, un des conseillers d’Obama, s’interroge sur la part des militants d’Al Qaïda au sein de la rébellion et hésite entre 2% ou 20% du total …
On notera avec satisfaction que la France ne s’est pas laissée aller à ce genre de débats qui, en l’état sert les objectifs du régime de Tripoli, toujours prompt à dénoncer une collusion entre la rébellion et le terrorisme jihadiste; les Britanniques plus réticents attendent d’en savoir plus sur d’éventuels liens de la rébellion avec AQ pour approuver des fournitures d’armes.
Najla Abdulrrahman, universitaire libyo-américaine et militante anti-Qaddafi, évacue dans une contribution bien documentée publiée par Foreign Policy (Getting Libya’s Rebels Wrong) le risque d’un noyautage de la rébellion par des éléments extrémistes et dénonce le risque d’amalgames engendré par des déclarations trop hâtives des responsables américaines : quelle que soit la réalité d’une récupération de la rébellion par des terroristes, le doute est désormais installé.
Pour le reste, elle réfute l’argument selon lequel la présence de militants du Groupe Islamiste Combattant Libyen (voir Rivages Syrtes) dans les rangs de la rébellion suffise à établir un lien entre le Conseil National Transitoire et la mouvance AL Qaïda. A l’appui de son raisonnement, elle cite le communiqué du CNT dénonçant le recours au terrorisme et le rejet par ses membres de toutes les suppositions sur une association ou une infiltration par des extrémistes : le CNT n’est pas lié à Al Qaïda, puisqu’il l’annonce et que cela apparaît probable ; il convient ainsi de lui fournir des armes.
Néanmoins, cela ne prouve pas l’inexistence de tout risque lié à des militants d’Al Qaïda, évoluant aux marges de la rébellion « institutionnelle », déterminés à se procurer de l’armement pour honorer un dessein post-Qaddafi singulièrement différent des aspirations du CNT et de ceux de la coalition « Aube de l’Odyssée » : tant que ces interrogations ne sont pas dissipées, armer la rébellion comporte un risque.
Un jésuite égaré sur les rivages de Syrte aurait sans doute à l'esprit le principe suivant, remède aux divagations du débat sur l'armement des rebelles libyens :
« Recevoir les informations avec méfiance » - Corrigez par la réflexion le défaut ou le faux de l’information (Balthazar Gracian, Oracle manuel et art de prudence)
NY Times, Washington in Fierce Debate on Arming Libyan Rebels, 29/03/11
Washington Post, Libyan opposition includes a small number of al-Qaeda fighters, 29/03/11
Washington Post, In Libya, CIA is gathering intelligence on rebels, 30/03/11
The Envoy, Clinton meets the Libyan opposition–again , 29/03/11
The Envoy, Questions loom about possibility of arming Libyan rebels, 30/03/11