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«En réalité, nul ne sait lorsqu'il le vit qu'il s'agit là du moment
le plus heureux de sa vie.»
Kemal, un jeune homme d’une trentaine d’années, est promis à Sibel, issue comme lui de la bonne bourgeoisie stambouliote, quand il rencontre Füsun, une parente éloignée et plutôt pauvre. Il tombe fou amoureux de la jeune fille, et sous prétexte de lui donner des cours de mathématiques, la retrouve tous les jours dans l’appartement vide de sa mère. En même temps, il est incapable de renoncer à sa liaison avec Sibel. C’est seulement quand Füsun disparaît, après les fiançailles entre Sibel et Kemal célébrées en grande pompe, que ce dernier comprend à quel point il l’aime. Kemal rend alors visite à sa famille et emporte une simple réglette lui ayant appartenu : ce sera la première pièce du musée qu’il consacrera à son amour disparu. Puis, il avoue tout à Sibel et rompt les fiançailles. Quand, quelque temps après, Kemal retrouve la trace de Füsun, mariée à son ami d’enfance Feridun, son obsession pour la jeune femme montera encore d’un cran… Le musée de l’innocence est un grand roman nostalgique sur l’amour, le désir et l’absence, une nouvelle preuve de l’immense talent de l’écrivain turc. Gallimard
Traduit du turc par Valérie Gay-Aksoy, 672 pages
Parution : 24-03-2011. 25,00 € ***
Antoine Ignace Melling, Vue du grand Bend, dans la foret de Belgrade
Extrait Je me rendais chaque jour dans l'immeuble Merhamet à l'heure dite et l'attente commençait. Comprenant que ma souffrance augmentait d'autant plus que j'arrivais tôt, je décidai de ne pas venir avant deux heures moins cinq. J'entrais dans l'appartement en tremblant d'impatience; les dix ou quinze premières minutes, espoir et dépit amoureux se mêlaient, la douleur qui me nouait le ventre le disputait à l'excitation fébrile que je sentais battre entre mon nez et mon front. Je passais mon temps à regarder la rue à travers les rideaux, je gardais les yeux rivés sur la rouille du réverbère en face du porche, je rangeais un peu la chambre, je tendais l'oreille au bruit des pas sur le trottoir. Parfois, je croyais reconnaître sa démarche dans un énergique claquement de talons féminins. Mais le bruit de pas s'évanouissant et, déçu, je comprenais que la personne qui entrait dans l'immeuble en refermant doucement la porte de l'allée était quelqu'un d'autre.
Antoine Ignace Melling, Palais de la sultane Hatice
J'expose ici cette montre et ces petits tas d'allumettes afin de dépeindre comment je passais ces dix ou quinze minutes au cours desquelles je me rendais peu à peu à l'évidence que Füsun ne viendrait pas ce jour-là. Pendant que je déambulais dans les pièces, regardais par la fenêtre ou bien restais immobile dans un coin, j'écoutais les remous intérieurs de ma douleur. L'appartement résonnait du tic-tac des pendules et, fixant mon attention sur les secondes et les minutes, je tâchais d'atténuer ma souffrance. A mesure qu'approchait l'heure de notre rendez-vous, le sentiment que « aujourd'hui, oui, elle arrive maintenant » s'épanouissait comme une fleur au printemps. Durant ces minutes, j'aurais aimé que le temps s'accélère pour retrouver ma belle au plus tôt. Mais ces cinq minutes étaient interminables. Dans un éclair de lucidité, je pensais soudain que je me leurrais, que je ne désirais nullement que le temps passe car Füsun ne viendrait peut-être pas. A deux heures pile, je ne savais si je devais me réjouir parce que l'heure de notre rendez-vous était arrivée ou bien m'attrister parce que, désormais, la probabilité de venue de Füsun s'amenuisait à chaque instant. Tel le passager d'un bateau s'éloignant du quai, chaque seconde écoulée m'éloignant de la bien-aimée que j'avais laissée derrière moi; sachant cela, j'essayais de me convaincre que les minutes passées n'étaient pas si nombreuses et, dans ma tête, je rassemblais les secondes et les minutes en petits fagots. [...] Je me voyais déjà me fâcher contre elle parce qu'elle n'était pas venue les jours précédents ou lui pardonner aussitôt que je la verrais. Les souvenirs aussi se mêlaient à ces rêveries de courte durée; la tasse dans laquelle Füsun avait bu son thé lors de notre première rencontre, cet ancien petit vase qu'elle avait pris en main sans but précis alors qu'elle déambulait d'un pas pressé dans l'appartement... Après avoir rechigné quelques temps à accepter que le quatrième puis le cinquième paquet de cinq minutes étaient révolus, ma raison devait finalement admettre que Füsun ne viendrait pas non ce jour-là. A cet instant, ma souffrance devenait si vive que, pour la supporter, je me jetais tel un malade sur le lit. ***« [...] je vis mon reflet dans le miroir et, à l'expression de mon visage, je perçus l'étonnante coupure qu'il y avait entre mon âme et mon corps. »