Je me souviens de ma mère devant ses fourneaux, en fait une simple cuisinière à gaz, mais quand on sait s’en servir tout est possible. J’ai vu mitonner des ragoûts sur ses feux et cuire des rôtis et des tartes dans son four ; pourtant ce n’est pas l’œil qui en profitait le plus à cet instant, mais plus certainement le nez. Les fumets émanant de la cuisine venaient me cueillir dans ma chambre, me titillant les narines le temps d’un court combat dont je ne ressortais jamais vainqueur, charmé comme par une mélodie magique ou un gamin d’Hamelin par le son de la flûte, je ne résistais pas à l’envie d’interroger maman, « qu’est-ce qu’on mange ? »
Mes cellules adipeuses en gardent de goûteux souvenirs, même si aujourd’hui évoquer ce genre d’évènements s’apparente à lâcher des gros mots qui irritent les fanatiques dela diététique. Dans sa cuisine, ma mère s’activait entre l’évier et le frigo, la table et la cuisinière, préparant sans cesse les repas. J’ai l’impression que ces repas lui mangeaient tout son temps, curieuse inversion de sens.
Vêtue de son tablier elle mettait les légumes à nu, vidait la tripaille des poissons, roulait sa pâte à tarte dans des envolées de farine. Le tablier c’était son uniforme, mère au foyer c’est un métier. A cette époque – le général de Gaulle est notre président - le tablier ou éventuellement une blouse, était un vêtement incontournable pour les femmes. Entre le ménage, les gamins à torcher et les repas qui ne connaissaient pas encore le surgelé ou le tout prêt à l’emploi, il y avait du pain sur la planche. Ce vêtement protecteur avait une réelle utilité pratique, pour se protéger des salissures ou s’essuyer les mains vite fait.
Aujourd’hui, plus personne ne porte de tablier à la maison, ou alors un de ces tabliers orné d’un court texte comique du style « Tablier du grand chef » ou encore « In this Kitchen I’m the Boss ! » pour donner une touche d’humour second degré, et le plus souvent dans ce cas c’est l’homme qui s’en affuble pour préparer les grillades quand les invités sont arrivés. Autre variante, le tablier de soubrette en accessoire érotique… En tout cas, il est très rare me semble-t-il, de voir des femmes en tablier chez elles, de nos jours. J’ai le sentiment qu’il représente un passé dégradant, voire avilissant, qu’il est mis au rebut comme la blouse pour les élèves des écoles et collèges. Chaque époque se créé des symboles à la hauteur des combats qu’elle imagine livrer.