- La Mort d'Empédocle, là, c'est trop raide pour moi ! J'ai rrrien com-pris ! C'est trop raide, trop difficile !
- Ah ?
- Mais, je le savais ! J'ai eu une longue journée - je reviens du boulot - et là, j'ai pas tenu !
- T'as roupillé ?
- Au début, un peu, oui. Quelques minutes, peut-être - pas longtemps, en tout cas. Mais, il suffit d'en rater un petit bout, pour ne plus pouvoir suivre le reste !
- Ah, ça ! En plus, il y a beaucoup de passages qui ne sont - et ce, volontairement - pas traduits ! Mais, quand on connaît un peu la langue, un peu les mots importants de l'allemand, on peut arriver à suivre - euh, surtout quand on le revoit ! Mais, au moins, est-ce que tu as senti qu'il y avait quelque chose de fort ?
- Oui - sinon, je ne serai pas resté !
- Euh, je le vois pour la troisième fois. Et je connais assez bien ses autres films !
- Tu en as l'habitude ! Mais, je sais que c'est un film que je vais être amené à revoir plus tard. Il y a ce côté marmoréen, hiératique des personnages, qui m'a gêné.
- Euh, ce n'est pas aussi figé que cela ! C'est une impression qu'on peut avoir - l'immobilité - la première fois. Mais, c'est toujours en mouvement - euh, je ne parle pas des mouvements de caméra, et encore moins des acrobaties de scénario, hein ! A le revoir, tout est très fluide.
- Il filme le mouvement de la parole.
- Pas seulement.
- Ce qu'il filme alors, je dirais - même si c'est idiot - c'est le mouvement... du rythme.
- ?!!
- ...le mouvement poétique, alors.
- Tout à l'heure, tu disais te sentir porté à faire un cinéma comme celui-là... Désolé, je n'y crois pas trop !
- Mais si ! Sur le principe, oui. Pour le minimalisme. Mais là, comme celui qu'on vient de voir, non.
- Je ne l'ai pas dit tout à l'heure, mais il y a un autre mot qui caractérise son cinéma, autre que « épure », « essentiel » ou « élémentaire » - et sur un autre registre - c'est « baroque ».
- Pourquoi dis-tu que c'est baroque ?
- Parce qu'on est dans la saturation des formes classiques, et aussi entre le mouvement et le figé. Là, il y a un genre, le péplum, où tout est excessif. En même temps, on est dans le classicisme du traitement, tout en retenue. Alors, on dira que c'est entre le classique et le baroque ; là où d'autres avanceront que ça, c'est « moderne ».
- Avec lui, il faudrait avoir lu les textes avant, pour comprendre.
- Oui, pour comprendre ; mais, non, si on veut recevoir le film comme expérience inédite, une expérience de l'art : il faut arriver vierge de toute connaissance. Non, mieux : de toute méconnaissance ! « Lire les textes avant, pour comprendre », comme tu dis, c'est déjà une déformation culturelle. Arriver vierge de tout, c'est accepter de recevoir le film en pleine figure, de recevoir un « choc esthétique », comme on dit un peu bêtement. Si tu arrives avec un peu de préparation, tu viens en non-dupe, en petit malin, en type qui dit par avance : « Bah, moi, je ne vais pas me faire avoir ! » C'est le début de l'attitude cynique. Alors que quand tu reçois violemment un film comme celui-là, ça t'oblige à reconsidérer, sinon intégralement, au moins partiellement ta conception des choses : du cinéma, des films que tu as l'habitude de voir, et du monde - ton rapport aux choses et aux autres. Mais pour cela, il aura fallu que tu ressentes au moins un « frémissement », qu'il y ait eu quelque chose de « fort », même si tu n'y auras entravé que dalle ! Ce sont des films qui t'obligent à te remettre en question.
Tout le truc du cinéma dominant, c'est justement le contraire de ça. C'est une routine, qui te conforte dans tes habitudes de spectateur, dans la sécurité de ce que tu vas voir : il y a des conventions, qu'on contourne plus ou moins quand on a affaire à des gens habiles, mais ça ne va pas au-delà, et à la limite, c'est voulu : c'est fait pour satisfaire ta « malice ». Il y a des signes de reconnaissance, des clins d'œil pour que tu te dises que tu n'es pas complètement idiot, mais ce n'est pas fait pour renverser ton système d'appréhension du monde.
Bien sûr, avec Straub, tu peux rester sur tes acquis, et considérer que tous ses films sont définitivement mauvais - ce que font la plupart des spectateurs « enculturés ». Mais le problème, c'est que ses films ne le sont pas - disons, « objectivement ». Au contraire, ils gagnent en excellence. Donc, de les rejeter parce qu'ils sont « chiants » ou « incompréhensibles », c'est soit une preuve de paresse, soit de la connerie pure et simple.
- De la paresse, oui, car c'est sûr qu'ils obligent à un effort.
- Tu vois, les films du circuit dominant, eux, justement, ils ne demandent aucun effort au spectateur- ils ne le font pas travailler ! Ça ne veut pas dire que ce soit toujours mauvais ! Il y a quelque chose de très personnel, de très propre dans ce cinéma-là. « Propre », c'est un bon mot pour le définir encore ; ou hygiénique.
- Moi, j'ai toujours un problème avec le théâtre : pour suivre, j'ai toujours besoin de connaître le texte avant.
- Je ne te suis pas. Tu veux dire : toutes les pièces ? même en français ?! même les classiques ?!
- Oui. Je n'arrive pas à suivre, même en français.
- Mais alors, ça vient de la versification ? ou bien, même quand c'est en prose ?
- Les deux ! Oui, même quand c'est en prose, j'ai du mal à suivre.
par Albin Didon