De la différence d’application entre Sun Tzu et Clausewitz (Y. Couderc)

Publié le 04 avril 2011 par Egea

Le Chef de bataillon Yann Couderc, promotion Général de Gaulle de l'Ecole de guerre, m'envoie ce texte très intéressant : Sun Tzu est très en vogue pour des tas de stratégies civiles, Clausewitz n'est en vogue que pour les stratégies militaires. La question posée est : pourquoi ?

Et ce que j'apprécie beaucoup dans cette article, c'est qu'après une enquête scrupuleuse de toutes les raisons possibles de cette différence, l'auteur n'est finalement convaincu par aucune, et le dit. Ce qui nous change agréablement des articles où l'on nous assène des certitudes. Merci donc à lui.

O. Kempf

Sun Tzu et Clausewitz sont communément considérés en Occident comme étant les deux plus grands stratèges de l’Histoire. Cependant, leur traitement est totalement différent.

Qui n’a jamais remarqué l’un des ouvrages appliquant Sun Tzu au monde des affaires ? Si seulement quatre sont disponibles en français , les références anglo-saxonnes foisonnent. Plus encore, loin de se restreindre au seul univers de l’entreprise, L’art de la guerre est également transposé aux domaines les plus insolites. En français, les seuls thèmes iconoclastes traités sont la médecine, la séduction et le développement personnel des femmes ; mais en anglais, sont abordés des thèmes aussi inattendus que la vie de couple, l’éducation des enfants, la gestion du budget familial, le golf, la prévention criminelle ou même le flirt !

Si les interprétations de Sun Tzu dans les domaines autres que le conflit armé sont légion, il n’existe en revanche aucun ouvrage français étudiant L’art de la guerre d’un point de vue strictement militaire ! Quelques livres ont été écrits en langue anglaise sur le sujet, mais ils s’avèrent cependant peu nombreux .

Étudions maintenant le cas de Clausewitz.

A contrario de Sun Tzu, le nombre d’articles et de livres étudiant le stratège prussien sur le strict plan militaire est impressionnant. Dans son ouvrage Clausewitz en France , Benoît Durieux n’en recense pas moins de 500 !

A l’opposé, les applications de Clausewitz au monde de l’entreprise sont très réduites. Si quelques ouvrages de ce type existent en allemand, seuls deux sont parus en français et un seul en anglais . Quant à des applications à d’autres domaines de la vie courante, il n’y en a tout simplement pas !

Partant du principe que la quantité de livres écrits, quelle qu’en soit la qualité, représente un indicateur assez fiable de l’activité de recherche dans le domaine, on constate donc bien que le traitement de Sun Tzu et Clausewitz s’avère totalement opposé.

Aussi sommes-nous en droit de nous demander pourquoi une telle opposition symétrique existe entre les deux plus grands classiques de la stratégie militaire : Pourquoi Clausewitz est-il plus étudié par les militaires que Sun Tzu ? Et pourquoi L’art de la guerre n’est-il pas pratiqué comme un véritable manuel militaire ?

Cet article ne prétend pas donner de réponse définitive à ces questions. Il aspire seulement à ouvrir le débat en alimentant la réflexion sur le sujet.

Une stratégie philosophique ?

Une explication quasi systématiquement avancée pour justifier que l’on détourne Sun Tzu de son discours initial sur la guerre est que son traité se place au niveau des constantes psychologiques du comportement humain. On lui attribue en effet un contenu purement philosophique pouvant inspirer de manière générale la conduite des individus ou des groupes.

Pour Hervé Coutau-Bégarie , Sun Tzu traite de stratégie selon une méthode classifiée de « philosophique » : elle part des concepts pour donner lieu à un enchaînement logique de propositions. Cette méthode abstraite cherche plus à penser la guerre qu’à donner les techniques pour la faire. Comme le dit Sun Tzu, « un général ne cherche pas à rééditer ses exploits, mais s’emploie à répondre par son dispositif à l’infinie variété des circonstances. » La pensée philosophique de Sun Tzu est en fait la transposition au domaine de la guerre des préceptes généraux d’une sagesse qui doit s’appliquer dans tous les secteurs de la vie sociale. D’où des maximes qui surprennent le lecteur occidental imprégné d’une pensée manichéenne opposant radicalement l’Ami à l’Ennemi, telle l’injonction de toujours laisser une possibilité de fuite à l’armée adverse encerclée. Un tel précepte ne se justifie en effet que par une conception de la guerre qui n’a pas pour but la conquête ou le pillage, mais le retour à un juste ordre des choses.

Il ne paraitrait dès lors pas absurde de chercher à savoir si une méthodologie qui aurait prouvé son efficacité dans le monde militaire ne pourrait pas être transposée dans d’autres domaines de la vie sujets à des confrontations. Comme l’avait définit le général Beaufre , la stratégie est en effet « l’art de la dialectique des volontés employant la force pour résoudre leur conflit ».

Pour intéressante que puisse paraître cette explication, elle ne nous semble cependant pas satisfaisante. En effet, Clausewitz correspond tout autant à la définition de stratégie philosophique que Sun Tzu. Pour Hervé Coutau-Bégarie, il en est d’ailleurs « le modèle indépassable » . Or le général prussien n’a, à quelques exceptions près, été décliné dans aucune discipline non militaire.

Une simple question de nombre de pages ?

Pour expliquer que Sun Tzu soit transposé dans les domaines les plus divers et pas Clausewitz, l’idée communément répandue est que L’art de la guerre est très facile à lire et a donc été lu par tous, à la grande différence son homologue prussien.

Si l’on prend le texte seul, sans note, L’art de la guerre ne fait que quelques dizaines de pages. Et le style est simple, la lecture ne pose aucune difficulté. La comparaison avec le pavé aride que représente De la guerre est flagrante. Alors que le style de Clausewitz est particulièrement rêche, L’art de la guerre est rempli d’aphorismes en apparence très faciles à saisir. Selon Hervé Coutau-Bégarie, « le seul stratégiste qui ait davantage été traduit que Clausewitz est Sun Zi. Encore sa vogue ne tient-elle qu’en partie à sa valeur intrinsèque : elle s’explique aussi par le prestige de l’ancienneté – 2400 ans – et plus encore par sa brièveté. Les versets de Sun Zi, gloses exclues, ne représentent en effet qu’une vingtaine de pages et ils semblent d’une approche si facile que le lecteur le plus paresseux peut en tirer sans peine de quoi briller en société. Clausewitz, lui, a écrit une somme de 800 pages imprégnées d’idéalisme allemand : c’est long, c’est difficile et pour dire le fin mot de l’affaire, c’est de prime abord très ennuyeux. »

Un indicateur inattendu de la volonté du public d’aborder ces ouvrages peut être trouvé dans le recensement des applications existant sur iPhone respectivement consacrées à Sun Tzu et à Clausewitz : 80 pour Sun Tzu, deux pour Clausewitz ! La comparaison est sans appel.

Mais là encore, cette explication nous laisse sur notre faim : si la rudesse d’abord de Clausewitz devait conduire à une faible lecture, comment alors expliquer les 500 références françaises évoquées en introduction ?

Une différence de profondeur ?

« Les essais de Sun Tzu sur L’art de la guerre constituent le plus ancien des traités connus sur ce sujet, mais ils n’ont jamais été surpassés quant à l’étendue et à la profondeur du jugement. Ils pourraient à juste titre être désignés comme la quintessence de la sagesse sur la conduite de la guerre. Parmi tous les théoriciens militaires du passé, Clausewitz est le seul qui lui soit comparable. Encore a-t-il vieilli davantage et est-il en partie périmé, bien qu’il ait écrit plus de 2000 ans après lui. Sun Tzu possède une vision plus claire, une pénétration plus grande et une fraîcheur éternelle. » Ces propos sont de Liddell Hart . Constitueraient-ils une explication à notre problème ?

Ces quelques lignes qui introduisent la traduction anglaise très largement répandue de Samuel Griffith de L’art de la guerre méritent en réalité d’être relativisées. Ce tropisme anti-clausewitzien n’était en effet pas partagé par tous les stratégistes anglo-saxons, et Liddell Hart lui-même a d’ailleurs par la suite grandement atténué sa position à l’égard de Clausewitz. Hervé Coutau-Bégarie adopte même un point de vue tout-à-fait contraire : « Clausewitz a produit une théorie de la guerre articulée dans ses moindres détails, donc infiniment plus profonde que les simples pistes de réflexion proposées par Sun Zi. »

Face à ces deux positions, il est donc permis de considérer que tant Sun Tzu que Clausewitz présentent une grande profondeur, largement suffisante pour justifier ne serait-ce qu’une exégèse militaire. Or ce n’est pas le cas pour Sun Tzu.

L’argument de la différence de profondeur ne se révèle donc pas valide.

Un texte ayant moins bien vieilli que l’autre ?

« Clausewitz, homme de son temps, n’envisage la guerre que comme un conflit entre des Etats. Il ne lui vient pas à l’idée qu’elle puisse opposer un Etat à une nébuleuse terroriste, comme aujourd’hui. De fait, ses enseignements doivent être réinterprétés, réadaptés en profondeurs. Quand on est confrontés à un conflit asymétrique contre un groupe non-territorialisé, la dimension politique est prépondérante. » Ce propos d’Hervé Coutau-Bégarie  laisserait penser que Clausewitz a mal vieilli et n’est plus adapté aux conflits contemporains. Or le stratégiste britannique Hew Strachan  répond : « Clausewitz garde sa valeur interprétative précisément parce que son approche n’a rien de définitif, parce qu’il traite de nombreux thèmes et non d’un seul et parce qu’il savait bien que si une génération peut privilégier l’un d’entre eux, la suivante peut en préférer un autre. » Benoît Durieux conclut : « Clausewitz ne fournit pas de recette pour gagner une guerre, ni après le 11 septembre ni avant. Il constitue plutôt un outil extrêmement puissant qui nous permet de comprendre la conflictualité. »  C’est ainsi que les réinterprétations ont finalement permis de transposer les idées de Clausewitz à toutes les nouveautés stratégiques telles l’aviation ou les « opérations autres que la guerre » (qui en fait relèvent des militaires).

Nous nous retrouvons donc à notre point de départ, puisque les deux traités présentent une importante plasticité et peuvent ainsi être interprétés à l’envie.

Or Clausewitz ne l’est pas.

Une explication par morceaux ?

Une dernière tentative d’explication peut être avancée : le bond économique que vit la Chine est source d’intérêt pour les Occidentaux ; ces derniers pourraient alors paraître désireux de comprendre la stratégie de leur adversaire économique afin de la contrer, voire l’adopter. La toute première adaptation chinoise de Sun Tzu au monde de l’entreprise date d’ailleurs de 1984, coïncidant ainsi avec la croissance économique chinoise des deux dernières décennies.

Cet argument n’amène pas de contradiction immédiate. Il convient cependant de noter que les Japonais n’ont pas attendu les années 90 pour décliner Sun Tzu au monde des affaires : en 1963 paraissait déjà une exégèse de Sun Tzu hors du champ strictement militaire .

Cette explication pourrait donc s’avérer moins critiquable que les précédentes, mais elle n’explique pour autant pas la déclinaison de L’art de la guerre à tous les domaines iconoclastes tels ceux évoqués en introduction ni la désaffection pour l’étude militaire de Sun Tzu.

Concernant la déclinaison aux domaines iconoclastes, un deuxième volet d’explication pourrait provenir du fait que l’enseignement de Sun Tzu venant de Chine, il bénéficie dès lors d’un parfum d’exotisme permettant de dédouaner les interprétations les plus farfelues de son traité. Clausewitz en revanche étant Occidental, les extrapolations qui en sont tirées seraient plus susceptibles d’être contredites par des experts du stratège prussien. Comme le souligne Hervé Coutau-Bégarie, « même si la pensée allemande n’est pas toujours très accessible à un esprit français, Clausewitz nous est au fond plus proche que Sun Zi. »

Peut-être convient-il cependant de noter que les avatars de Sun Tzu sont également particulièrement développés en Chine. Dans ce pays, on ne compte plus les adaptations de L’art de la guerre aux domaines les plus divers tels le sport, le jeu ou la bourse. Or, excepté son ancienneté, l’exotisme de Sun Tzu est très relatif pour un Chinois…

Concernant la quasi absence d’études occidentales spécifiquement militaires sur Sun Tzu, par opposition à la foison de productions relatives à Clausewitz, aucune explication ne paraît en revanche valable. On l’a vu, L’art de la guerre présente une véritable profondeur stratégique. Qu’elle soit inférieure ou supérieure à celle de Clausewitz ne peut expliquer un tel passage du tout au tout en matière d’exégèse.

Afin d’éclairer notre réflexion, il peut être utile de préciser qu’en Asie, un seul pays étudie réellement L’art de la guerre d’un point de vue militaire : la Corée du Sud . Au Japon, pourtant premier pays à avoir appliqué Sun Tzu hors de ses frontières, seul un livre semble avoir été publié sur ce thème depuis au moins les cinquante dernières années . Ce mutisme nippon peut en partie s’expliquer par l’interdiction qui avait été faite aux Japonais de toute activité militaire au sortir de la seconde guerre mondiale, atrophiant de fait toute réflexion relative à l’emploi des armées. Enfin, si les Vietnamiens ont grandement étudié L’art de la guerre par le passé, plus rien n’a été produit depuis l’arrivée des Français au XIXe siècle.

Au final, l’auteur de ces lignes n’est donc que modérément convaincu par l’explication « par morceaux ». La question de l’opposition symétrique dans les transpositions des traités de Clausewitz et Sun Tzu reste ainsi ouverte.

B. Couderc