"Je profite qu'il n'y ai pas encore trop de monde pour vous demander une dédicace…" Cette phrase anodine était là chargée d'émotion, comme si les romans d'Anne avaient ensorcelé les lecteurs. Le
ton était donné, la soirée s'annonçait riche.
Plus d'une trentaine de personnes s'était déplacée, remplissant la maison à la limite de sa possibilité; les demandes s'étaient déversées comme une vague qu'on ne peut contenir.
Fenêtres ouvertes sur les dernières lueurs de ce jour embaumé des senteurs du printemps naissant, la rencontre a commencé par une lecture d'extrait, intitulé Tapis volant, de l'Enfance marocaine
(1).
"J'ouvre un livre comme on prend un bateau, comme on part en croisière. Grâce à lui, je m'échappe de l'univers contingent et familier, je m'en absente pour quelques heures, je navigue à vue
sur cet océan de mots, d'images, que creuse ma quille. Allègre, je trace ma route dans une gerbe d'écume et gare à qui prétendrait me ramener au port quand je suis ainsi embarquée.
Lire ou partir, c'est comme : filer à l'anglaise, fausser compagnie à tous sans que bouge un orteil, entamer l'immobile voyage sans autre passeport que ce livre-là, justement celui-là que je
viens d'ouvrir et qui est à la fois mon sauf-conduit, mon moyen de locomotion et la contrée que je m'apprête à découvrir.
Quand un livre devient le vecteur d'une liberté si totale et si enivrante, quand lire prend ce caractère de clandestinité et autorise pareille jouissance, alors on se sent filer sur un tapis
volant, et c'est l'échappée belle…"
Les livres! Certainement un des piliers de sa vie; un peu comme « L'enfance marocaine » est le pilier de son œuvre si multiple grâce aux cultures du Maroc, de France et d'Espagne venues se
mêler.
"L'enfance marocaine, un testament de lumière destiné à mes filles. Car on ne dit pas tout, non, on ne peut pas toujours tout dire."
"Les livres m'ont sauvé la vie."
"Si je mangeais autant que je lis, je serais obèse."
"Quand j'ai un livre avec moi, je suis sauvée. J'en emporte toujours un dans mon sac. Je me réveille très tôt, et demain matin, en attendant que mes hôtes se lèvent, je pourrai
lire".
"Depuis l'âge de 5 ans, je voulais devenir écrivain, écrivain sans "e" à la fin; écrivaine, je ne trouve pas cela beau, et j'entends vaine, ce que je ne veux pas que mon écriture soit. Au
fond de la classe, il y avait une armoire avec des livres, collection rose, verte, rouge et or… J'allais constamment en prendre, le seul livre de la maison était un dictionnaire. Ma mère aurait
préféré que je l'aide à faire le ménage, plutôt que je lise. J'étais la seule de la famille à le faire, position difficile à tenir, se sentir mise à l'écart…"
L'œuvre entière d'Anne Bragance est colorée, parfumée de mille senteurs, comme le sont les fleurs et la nature pour laquelle elle voue un amour sans faille, qu'on retrouve dans "Anibal"(2).
"Je n'ai jamais vécu à Paris, je m'y sens un peu comme Bécassine, je ne peux pas y rester. Mon éditeur m'envoie mes exemplaires par la Poste, je ne vais pas les chercher. J'aime la solitude;
dans le village où je vis, je ne connais personne, pas même le facteur.
Être écrivain, c'est se retirer du monde pour mieux le restituer au lecteur…"
Anne est arrivée en France, au Mans, à l'âge de 14 ans, par le plus grand hasard des mutations de ses parents. Le Mans, si gris, si froid… " loin de la lumière de mon enfance que j'ai
renvoyée dans mes romans."
Depuis la parution de son premier livre "Tous les désespoirs vous sont permis"(3), en 1973, Anne nous a offert 33 titres "et si je peux,
j'écrirai jusqu'au bout". Ce premier livre a aussi été pour elle une certaine révélation:
"Mon premier livre, je l'ai reçu par La Poste, j'habitais Jonquières. En voyant le titre avec mon nom dessous, je me suis sentie française. Si je suis écrivain français, c'est donc que je
suis française, au milieu de mes origines marocaine et espagnole."
"Dans mes romans, je procède ainsi : au milieu, je pose une réalité, là, présente, et je propose la version de chaque personnage afin de l'agrandir, de lui donner un sens plus juste, plus
nuancé".
Trente trois romans, et autant de sujets différents, de personnages éloignés les uns des autres, du moins en apparence, une œuvre composite… Certains sont de pures fictions, d'autres
beaucoup plus intimes, comme "La chambre andalouse"(3), une longue conversation avec son frère.
"Je ne cherche pas l'inspiration, le sujet de mes livres me tombe dessus. Je ne connais pas vraiment la panne de la page blanche, mais quand elle vient, je me dis que je n'écrirai plus
jamais, je suis malheureuse comme les pierres. C'est comme la pluie en Provence, elle nous rend triste, on croit que le soleil ne reviendra plus jamais… mais ça ne dure pas.
L'inspiration arrive toujours au hasard. Un jour, j'étais assise à mon bureau, les fenêtres étaient grandes ouvertes sur le printemps. Dans l'avenue en bas de chez moi, un homme chantait
a capella, un chant rythmé, puissant, venu d'Afrique, et qui m'emplissait d'une émotion insaisissable. Cet homme se tenait sous l'abribus et attendait. Le bus est passé, l'homme est monté
dedans et je ne l'ai jamais revu.
J'ai infusé mon émotion à un personnage et je me suis mise à écrire un roman. L'instant d'avant, je ne savais pas que j'allais écrire "Passe un ange noir"(4).
Quand je commence un roman, je ne sais jamais comment il va finir. C'est en premier lieu une histoire que je me raconte."
Parler avec Anne Bragance sans évoquer Anibal serait passer à côté du livre qui a réunit le plus de lecteurs, en France comme à l'étranger et qui a été repris au cinéma. Certains le comparent au
Petit Prince de St Exupéry; c'est vrai qu'il y a un peu de ça dans ce texte où le personnage principal est un enfant de 12 ans qui se voit affublé d'un petit frère adoptif de 6 ans, asthmatique
et péruvien, avec qui il va vivre une belle aventure d'amour et de partage.
Anne Bragance et les éditeurs… une longue histoire. Depuis son premier roman, elle a connu les plus grands : Flammarion, Mercure de France, Grasset, Le Seuil, Stock, Actes Sud, Laffont, etc.
Femme libre, au caractère trempé et au regard perçant, aucun d'entre eux n'a réussi à la dompter, à lui imposer quoi que ce soit. S'ils voulaient lui changer un personnage, la fin de l'histoire,
s'ils refusaient un recueil de nouvelles, elle n'a jamais hésité, elle les a quittés. L'un d'entre eux — et je tairai son nom par charité— est même passé à côté d'Anibal, comme quoi, les plus
grands se trompent aussi!
Anne Bragance possède cette impertinence des gens qui ont du talent, une douceur féminine empreinte de modestie mais aussi cette force impétueuse des femmes du sud. Combien de cœurs a-t-elle fait
chavirer? Combien d'hommes n'ont pas pu ou su refuser de répondre à ses desseins. Elle a quelque chose de Carmen qui vous ensorcèle, comme nous l'avons tous été pendant deux heures.
Après une deuxième vague de demandes de dédicaces, la soirée s'est terminée comme elle avait commencé, assis autour d'une table dans la fraîcheur du jardin et la sérénité de la nuit, pendant qu'à
l'intérieur, les participants se régalaient des tartes, salades et gâteaux apportés par chacun, dans un brouhaha sans nom.
Nous attendons avec impatience la sortie de son prochain roman —et non pas le dernier— "Une affection longue durée", annoncé pour juin.
Je ne peux que vous inviter à la rencontrer et lorsque vous la saluerez, donnez-lui le bonjour du "petit rouleur de cigarettes".
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Chroniques sur les romans d'Anne Bragance :