Citoyens !
On a vu depuis quelques mois une profusion de marques qui viennent de glisser leur socle de marque depuis un discours sur le bénéfice produit vers un discours “histoire”.
Les exemples sont nombreux, notamment auprès des marques grand public de sport:
- Nike et son “better world“
- Puma et ses “after hours athletes“
- Nivea et son intéressante stratégie pour entrer dans l’intimité de nos histoires individuelles
Une pression sur les marques à façonner des “stories” accrue par le digital ; dans une économie de l’attention, une fois un coupon de réduction envoyée auprès d’une base cible, il va s’agir pour les directions marketing de parvenir à maintenir un lien, un intérêt pour l’individu à ne plus seulement être un prospect dans une base mais bien un “contact” activable en fonction des actualités produit. L’histoire, la story, serait cette formidable matrice qui permettrait aux marques d’agir sur l’intérêt ou non d’un public cible, en proie à des messages aspirationnels dans un quotidien régulé par un “voyage” digital ; dans ce voyage où l’on cherche à la fois de l’information mais où surtout on prolonge nos existences (on parle à nos êtres chers en continu sur les chats, on commande nos prochaines vacances en live, on BBM entre deux pauses clope…), les marques cherchent à maintenir un lien souple avec nous. Elles voudraient organiser nos vies de consommateur sur le mode des chapitres d’un livre ; on lâche rarement un bouquin en effet après avoir entamé un début d’histoire qu’on aime.
Pourtant, si le postulat marketing est en théorie simple, il est pourtant beaucoup plus compliqué – et osons le dire, déceptif à date – à orchestrer.
Le lecteur comme actionnaire du succès d’une histoire
Une histoire est un tissu de non-dits. C’est notamment Umberto Eco qui en 1979 développait cette idée dans Lector in Fabula. En clair : pour qu’une histoire fonctionne, le lecteur doit avoir pénétré un univers (proche d’une encyclopédie, qui lui permet de naviguer dans le contexte établi) et se sentir quasi investi d’une mission : “générer un texte signifie mettre en oeuvre une stratégie dont font partie les prévisions des mouvements de l’autre – comme dans toute stratégie“. Le mécanisme interprétatif et autonome sont donc intrinsèques à la story mise en oeuvre; on comprend mieux les phénomènes d’attachement par exemple à des personnages de série (Barney de HIMYM est finalement un modèle de “super pote” dans lequel on arrive à anticiper ses actions futures, alors même que le personnage n’existe pas en tant que tel ! ). Le digital pousse cet argument un cran plus loin : le lecteur est actionnaire de la réputation de l’histoire à laquelle il va être exposé. Va-t-il être ambassadeur et propulser l’univers ailleurs, à la manière des colporteurs d’encyclopédie universelle ? La story prendra alors une immense valeur.
N’empêche que dans les dernières campagnes ou socles de communication proposés, la story laisse à désirer sur ce pan. Nike dit : “j’ai une story” mais n’arrive finalement à démontrer en rien la véracité de son oeuvre : on n’a toujours pas d’interactivité avec l’histoire proposée, on n’a toujours pas de territoire de non-dits (les références historiques ne sont pas des non-dits) et on ne sait pas quoi faire pour enrichir la réputation de Nike (ou alors à considérer que tweeter le lien YouTube vers une pub est suffisant). On est sur un postulat publicitaire statique. Rien de plus.
Le lecteur, acteur intimiste d’une oeuvre publique : le marketing de l’extime comme nouvelle frontière ?
Quand on lit une nouvelle, un récit, on est forcément tout seul, même accompagné. Ce qui maintient l’intérêt de demander à l’autre ce qu’il a pensé d’un film ou d’une pièce, même assis à côté. Nous percevons par notre logiciel intime notre perception à la story.
Des marques osent donc aller encore plus loin en proposant d’adresser directement notre intime en donnant naissance en étape 2 à un lieu public pour exprimer notre ressenti. L’exemple de Nivea aux Etats-Unis est édifiant, avec son opération “Cupid’s Challenge“, présentée comme rubrique au même titre que des bons de réduction pour les produits dans les différents espaces sociaux de la marque.
L’exemple pourrait faire sourire a priori. Mais Nivea a bien lancé depuis de nombreux mois désormais une plateforme “Kiss” avec l’aide de 2 stars de la TV US, Nick Lachey & Vanessa Minnillo. Un des objectifs : donner du coaching amoureux aux consommateurs (donc dicter ce qui est bien ou mal) ; viraliser l’amour des gens entre eux; faire la promotion des produits de massage Nivea, sensés permettre un regain de libido pour les couples.Une mécanique rusée qui démontre néanmoins ses limites : certes on publicise la vie privée de couples stars d’un jour. Mais une fois jetés en pâture, on se rappelle alors crument qu’un savon, c’est d’abord fait pour se laver. Et que le chapitre 2 du Cupid’s Challenge est vide comme un scénario de Real TV. Justement parce qu’il n’est pas real.
Le consommateur, en demande d’une hiérarchie de valeurs
Alors entre ces marques qui ne parlent que d’elles et ces marques qui ne veulent parler que de nos moi-intimes, n’y a-t-il pas un rééquilibrage pertinent à envisager ? Peut-être à reprendre un des principes des jolies histoires, comme le rappelle le New Scientist: il ne s’agit pas de pénétrer nos émotions pour les manipuler mais bien de comprendre nos valeurs et nos aspirations afin de nous proposer une aération, un échappatoire, un moment significatif. Il y a 20 ans, Snickers du groupe Mars décidait par exemple d’ouvrir des terrains de sport dans des cités défavorisées. Une façon d’apporter un chapitre d’une story de marque où il s’agissait de comprendre un besoin d’un public de consommateurs mais surtout de gens qui voulaient bouger le week-end avec une volonté pour certains de se faire détecter par des grands clubs. C’était il y a déjà 20 ans.