La conscience occidentale est confrontée à un trouble inédit : ce qui jusque là allait de soi, l’importance du fait d’être homme ou d’être femme dans la constitution de son identité humaine, tend à devenir problématique. En s’appuyant sur la Révélation biblique, les chrétiens ont aujourd’hui à réfléchir plus profondément au sens humain et providentiel de la différence sexuelle. Être homme ou être femme est à la fois un donné, une tâche à réaliser et une vocation divine.
Homme-femme : heureuse différence ou guerre des sexes ?
M. Olivier Rey, philosophe – P. Frédéric Louzeau, théologien
Goethe remarquait, non sans ironie, que « les mathématiciens sont une sorte de Français : leur dit-on quelque chose, ils le traduisent dans leur langue, et cela devient aussitôt quelque chose de tout à fait différent [1] ». Comme je suis français, et que je me suis beaucoup consacré aux mathématiques, il y a tout à craindre de ma part : on m’interroge sur les rapports entre hommes et femmes, et cela devient aussitôt quelque chose de tout à fait différent. Je sollicite votre indulgence ; et je vous promets que si, de prime abord, je semblerai m’éloigner du sujet, ce sera pour mieux y revenir ensuite.
Saint Augustin, on le sait par ses Confessions mêmes, a dans sa jeunesse été manichéen. Puis il s’est converti au christianisme, et est devenu un adversaire résolu du manichéisme. Pour se contenter d’idées simples, trop simples, disons que le manichéisme appartient aux courants gnostiques, qui voyaient ce monde matériel en lequel nous vivons comme créé et dominé par les forces du mal, un monde duquel l’âme devait s’échapper pour rejoindre Dieu et le bien. Le gnosticisme a été très puissant, et a connu de multiples résurgences au fil des siècles, avant d’être condamné et, semble-t-il, vaincu. S’agit-il donc d’une vieille histoire ? Il s’en faut. Le gnosticisme existe toujours. Si nous avons du mal, de prime abord, à le reconnaître, c’est qu’il a changé d’aspect. Le gnosticisme ancien trouvait ce monde-ci très mauvais, et entendait y échapper pour un monde meilleur. Le gnosticisme moderne trouve également ce monde fort mal fait. Mais son ambition, désormais, n’est pas de le fuir, elle est de le rendre bon en le transformant. On ne saurait vraiment comprendre l’activisme technique moderne, tant qu’on ne saisit pas la dimension messianique qui l’habite. On ne saurait vraiment comprendre le matérialisme moderne, si souvent dénoncé, si on ne mesure pas à quel point ce matérialisme est la contrepartie d’un spiritualisme radical. Il ne s’agit plus, comme dans les temps anciens, d’échapper à la matière par l’esprit, il s’agit de soumettre entièrement la matière à l’esprit. Ernest Renan affirmait, dans L’Avenir de la science : « Le grand règne de l’esprit ne commencera que quand le monde matériel sera parfaitement soumis à l’homme [2]. » On ne parle plus d’âme. Cependant, une autre entité métaphysique a pris sa place : une volonté impérieuse, impérialiste, revendicatrice, devant laquelle tout doit plier. De là l’agressivité particulière à l’encontre du donné, de tout donné, de tout ce qui pourrait paraître intangible ou indisponible : le passé, la tradition, la nature. Le passé doit être critiqué, la tradition doit être renversée, la nature doit être maîtrisée et domestiquée.
Fatalement, ce mouvement d’émancipation à l’égard du donné en vient à se heurter à un donné fondamental : la différence sexuelle. Face à la réquisition générale du monde par la volonté, voilà un obstacle de taille ; peut-être l’obstacle suprême. Un obstacle qu’on s’emploie donc, par de multiples manières, à contourner, à saper, à dissoudre. Les dieux antiques, si prompts aux métamorphoses, ne franchissaient jamais la frontière entre les sexes. Au Moyen Âge le diable, malgré ses innombrables pouvoirs, n’avait pas celui de changer le mâle en femelle, et réciproquement. Dieu, de son côté, s’est toujours abstenu de pareille opération. Autrement dit, le monde moderne entend réaliser ce que ni les dieux ni les démons n’ont jamais réalisé. Au XVe siècle, à Bâle, un coq fut accusé d’avoir pondu un œuf et, pour ce « crime atroce et contre nature », il fut brûlé vif avec son œuf devant la population [3]. Aujourd’hui, on serait ravi de pouvoir fabriquer des coqs qui pondent des œufs, et on convierait le ban et l’arrière-ban des médias pour les faire assister à la prouesse. La nature n’est plus une nature, elle est appréhendée comme une matière première infiniment malléable. Rien ne doit échapper à l’emprise, pas même la différence sexuelle. Et pas même, évidemment, la différence sexuelle entre les humains.