Face à la chute du pouvoir d’achat des mélomanes, conséquence
d'une longue crise institutionnelle et économique, les musiciens
congolais se tournent désormais vers un nouveau mode de financement très
original.
Janvier 1960, en marge de la table ronde où se discute
l'indépendance du Congo belge, Joseph Kabasele et son groupe African
Jazz gravent les noms des pères de l'indépendance congolaise dans un
tube qui fait le tour du continent. Indépendance Cha Cha s’impose comme
l'hymne des indépendances africaines. Les noms de Patrice Emery Lumumba,
le Premier ministre congolais, et de ses compagnons restent
omniprésents, comme une leçon d'histoire pour les jeunes générations.
«A l'origine, ceux qu'on appelle les griots sont maîtres de la
parole, détenteurs de l'histoire et de la mémoire du peuple. Ils citent
les noms de personnalités marquantes dans leurs chansons pour préserver
la mémoire collective», rappelle André Yoka Lie, Professeur à l'Institut
National des Arts de Kinshasa (INA). Dans un contexte culturel de
tradition orale, ne vaut-il pas mieux avoir son nom mentionné dans un
tube à succès plutôt que dans un livre d'histoire qui n'a que très peu
de chance d'être lu ?
Mais au fil des années, les dédicaces prennent une valeur
marchande; avoir une place dans la mémoire collective a un coût. Cette
pratique permet aux artistes de survivre face à un marché en crise,
influencé par de nouvelles règles commerciales.
Quand le peuple ne peut pas payer, on se tourne vers le mieux-offrant
Mobutu arrive au pouvoir en 1965 et installe un régime
autoritaire. Les mines exploitées par les entreprises étrangères sont
nationalisées. Très dépendants de l’exportation du cuivre, les revenus
du pays diminuent considérablement. La chute des cours provoque une
aggravation de la dette extérieure. Pour les artistes, cette crise se
traduit par une chute des ventes de disques. Le pouvoir d'achat de la
population dégringole et le nombre de Congolais capables de débourser de
quoi s'acheter un vinyle ou une cassette audio se réduit.
Surgit alors l'idée de diversifier l'économie de la musique. Les
chansons publicitaires apparaissent et les principaux clients comptent
parmi les dignitaires du parti unique. En 1977, à l'occasion des
élections législatives, Franco Luambo Makiadi écrit Ngai Kaka Bomboko,
une chanson de propagande pour Justin Bomboko, Commissaire d'Etat aux
affaires étrangères. Dans les textes de la chanson, l'artiste, qui
compte parmi les grands noms de la musique de l'époque, appelle
clairement à voter pour ce candidat —qui a payé pour ça:
«Je voterai pour Bomboko. Je sais qu'il parle bien... Personne
ne m'empêchera de voter pour Bomboko... Je sais qu'il connaît la
politique...»
La même année, pour l'élection présidentielle, Franco écrit une
autre chanson qui fait l'éloge du «guide», candidat unique à sa propre
succession, Mobutu Sese Seko Nkuku Ngbendu wa Za Banga: «Zaïroises,
Zaïrois sortez dans la rue, criez comme le tonnerre, pour la candidature
du maréchal, Mobutu Sese Seko... Personne d'autre en dehors de Mobutu
ne peut rebâtir le pays...»
Les années passent et le Congo —devenu Zaïre en 1971— s'enfonce
dans la crise. La situation est loin de s'améliorer pour les musiciens,
qui font désormais face à la piraterie. Plutôt que d'acheter des œuvres
originales coûteuses, les mélomanes fauchés recourent à la copie. Des
vendeurs ambulants gagnent les rues de la capitale et des principales
villes du pays, proposant des copies pirates qui se vendent comme des
petits pains.
C’est à partir des années 80 que les nouveaux venus sur la scène
musicale s'essaient à une pratique inédite qui consiste à citer
plusieurs noms dans la même chanson. «Pourquoi vendre une chanson
entière à un seul individu quand on peut en citer plusieurs et générer
plus de recettes?» C'est la question que se posent les artistes, selon
Fifi Ngampuene, chroniqueur musical depuis 1979 et président de
l'association des chroniqueurs de musique du Congo.
«Au départ, il était question de remercier les mécènes et les
proches. Les noms des nouveaux riches qui voulaient se faire connaître
se sont progressivement introduits.»
Des groupes comme Zaïko Langa Langa ou Wenge Musica BCBG 4x4
ouvrent ainsi le marché des dédicaces aux hommes d'affaire en quête de
célébrité et à la diaspora. Tous sont prêts à payer, en nature ou en
espèces pour se faire immortaliser.
Certains étudiants zaïrois partagent volontiers leurs petites
chambres dans les résidences universitaires à Paris ou Bruxelles. Une
aubaine pour les musiciens qui trouvent ainsi un nid, le temps d'une
tournée européenne. Avec leurs noms dans les chansons les plus connues,
les étudiants s'assurent une sorte de reconnaissance. Lorsqu'ils
rentrent au pays pour les vacances, c'est le succès garanti avec les
groupies friandes de «parisiens célèbres».
Les dédicaces se démocratisent
En 1988, à la sortie de l'album Kin é bougé du groupe Wenge Musica
BCBG 4x4, il y a en moyenne 20 noms dans chaque chanson. Tout le monde
peut désormais se faire citer dans un titre, à condition de payer. Huit
ans plus tard, dans l'album Pentagone du même groupe, on retrouve une
cinquantaine de noms par chanson. En 2000, JB Mpiana, leader de ce
groupe, repousse les frontières avec le titre Lauréats 2000, dans
laquelle il n’y a que des noms (plus d'une centaine énumérés en
musique). La durée des chansons se rallonge par la même occasion. Une
chanson congolaise dure en moyenne 8 minutes et certaines vont jusqu'à
19 minutes.
Comment expliquer l’augmentation du nombre de noms cités dans les
chansons au fil des années? «Les disques se vendent de moins en moins et
il devient plus intéressant de miser sur les dédicaces et les chansons
publicitaires», répond Félix Wazekwa, l'un des artistes à succès du
moment.
«Lorsqu'un musicien congolais traite avec un producteur, c'est
pour enregistrer et lui vendre un album. L'artiste ne se préoccupe pas
de la promotion ou des questions de droits d'auteur, occupé à trouver
des clients pour combler le manque à gagner. Le nombre de personnes
prêtes à payer détermine la durée des chansons et le nombre de titres
par album.»
En moyenne, un artiste congolais assez connu demandera 50.000
euros à un potentiel producteur, pour l'enregistrement d'un album dont
il cède les droits. Sachant qu'une chanson promotionnelle se monnaie
autour de 10.000 euros et que le prix de la dédicace oscille entre 500
et 2.000 euros, on peut assez aisément se rendre compte que le business
des dédicaces est beaucoup plus fructueux que le circuit de production
classique. A raison d'un album par année, on peut donc vivre
confortablement en vendant des espaces publicitaires dans ses chansons.
Le prix à payer pour une dédicace varie en fonction de la
notoriété de l'artiste et de la place du nom dans la chanson. On paie
donc plus cher pour «Cardoso Mwamba, l'homme fort, le Bill Gates
congolais» que pour un simple «Cardoso Mwamba».
Pour s'assurer une notoriété, les artistes ont renoncé aux droits
d'auteur. Les chaînes de radio et de télévision jouent le rôle de
diffuseurs. Dans certains cas, les artistes encouragent le piratage de
leurs propres œuvres. Il leur arrive même de payer de leur poche les
animateurs de télévision et de radio, afin de bénéficier d'un matraquage
médiatique, argument de taille dans la négociation des contrats
publicitaires.
Exportation du modèle
La pratique des Mabanga n'a pas trop de peine à traverser les
frontières. De nombreux groupes de pays voisins copient le modèle et le
remixent à leur sauce. Les Congolais restent cependant maîtres dans
l'art et exportent leur savoir-faire en matière de «propagande».
Plusieurs grands noms actuels de la chanson de la république
démocratique du Congo (ou Congo Kinshasa) traversent le fleuve en 2009
pour vendre des chansons de soutien à la candidature de Sassou Nguesso à
la république du Congo (ou Congo Brazzaville). Il est à la tête de cet
«autre Congo» depuis 25 ans.
Un contrat juteux qui rapporte autour de 30.000 dollars américains
à chaque artiste (environ 22.000 euros). Loin de l'engagement
politique, Félix Wazekwa en parle d'un business comme un autre:
«Ce n’est pas parce que je chante pour tel politicien que je
soutiens sa politique. Lors de l'élection présidentielle de 2006 en RDC,
j'ai composé des chansons pour les deux principaux candidats, preuve
que je ne fais que vendre mes services.»
Les dédicaces constituent-elles une alternative financière ?
«L’art et la création reculent au profit du bénéfice», soutient le
Professeur André Yoka Lie qui va jusqu’à préconiser l’interdiction pure
et simple des dédicaces par les autorités politiques.
Un avis que ne partage pas Félix Wazekwa qui se défend en exhibant
les contraintes économiques auxquelles sont exposées les artistes:
«Plutôt que de nous censurer, les autorités politiques devraient
s'atteler à l'amélioration des conditions de vie. La population pourra
alors acheter nos œuvres. En attendant, le modèle actuel permet à
l’artiste de contourner les problèmes économiques, tout en permettant
aux mélomanes de profiter gratuitement de notre musique.»
Cédric Kalonji