OPÉRA NATIONAL DE PARIS le 2 avril 2011: AKHMATOVA de Bruno MANTOVANI (Dir.mus: Pascal ROPHÉ Ms en scène: Nicolas JOEL)

Publié le 03 avril 2011 par Wanderer


Modigliani, portrait d’Anna Akhmatova (1911)

On parle beaucoup d’Anna Akhmatova en ce moment, la poétesse russe est d’ailleurs cette année au programme  de l’agrégation de Lettres modernes (Littérature générale et comparée, permanence de la poésie épique au XXème siècle) et l’Opéra de Paris vient de créer le 28 mars dernier un opéra sur sa vie, musique de Bruno Mantovani, directeur du Conservatoire de Paris, livret de Christophe Ghristi.
Pour en savoir plus sur Anna Akhmatova, je vous conseille de consulter le site Esprits nomades qui lui dédie des pages très intéressantes, avec des extraits de ses textes et une bibliographie. L’opéra de Bruno Mantovani pose la question de l’artiste face à l’oppression: Anna Akhmatova a traversé toute l’histoire de la Russie du XXème siècle, croyante, elle fut une bête noire du régime dès ses débuts (son premier mari Nicolas Goumilev fut exécuté dès 1921) et fut bien sûr victime du stalinisme  (son fils a fait 15 ans de travaux forcés), elle partage avec Osip Mandelstam le statut d’icône poétique de la littérature russe du XXème siècle.

L’Opéra a affiché une équipe “maison” pour produire le nouvel opéra de Bruno Mantovani, Christophe Ghristi, directeur de la dramaturgie et de l’édition a écrit le livret, Janina Baechle son épouse a chanté (remarquablement bien) le rôle d’Anna Akhmatova et Nicolas Joel a assuré la mise en scène. Si on peut discuter le résultat musical, le résultat artistique est plutôt positif et satisfaisant, au niveau de la mise en scène (le premier acte surtout) et au niveau du chant: l’opéra de Mantovani est très bien défendu. Certes, la salle n’était pas pleine, mais loin d’être vide, et il n’y a pas eu beaucoup de défections à l’entracte (l’opéra dure deux heures, une heure par partie, avec un entracte de 30 minutes). Est pour cela que l’oeuvre, fusillée par la critique parisienne, passe la rampe ? Malheureusement, pas vraiment. La musique semble extraordinairement monotone, une note tenue, une explosion de son (cuivres percussions),  une note tenue, une explosion de son (percussions, cuivres), une note tenue, une explosion de son (cuivres, percussions), des contrastes marqués, les aigus sont suraigus, les graves descendent bas, les octaves sont béants entre les notes, mais surtout, le texte reste souvent, notamment au premier acte, totalement inaudible, au point qu’on a les yeux rivés sur le surtitrage pour comprendre ce qui est chanté, l’orchestre explosant souvent dès que parle un personnage. Ce n’est pas seulement une question d ‘orchestre d’ailleurs, mais aussi de parti pris d’écriture, le livret étant chanté dans un français très oral, de ce faux oral qui veut faire vrai, alors on mange les finales, on élide à qui mieux mieux les e muets, alors que dans les livrets la plupart du temps tout se prononce tout fait musique ou à peu près, ici, il manque comme des bouts de paroles et cela gène profondément la compréhension générale. Difficulté de compréhension (alors que les chanteurs ont tous une excellente diction) et musique répétitive rendent l’exercice un peu ardu pour le spectateur. Ainsi la partie orchestrale qui clôt la scène IV de l’acte III (sorte d’ouverture de l’oeuvre postposée, comme le dit Mantovani dans le programme de salle, apparaît   interminable et la mise en scène (les bouleaux descendent des cintres un après l’autre) ne brille pas par ses trouvailles. On a lu la fin du livret dans le programme et on attend impatiemment les derniers mots “Seigneur prends moi tout mais que me poursuivent encore cette fraîcheur et ce murmure”.
L’Opéra est structuré en “scènes de vie”, des années Staline, des années de guerre, et du post-stalinisme. Le thème, on l’a dit est celui de l’artiste face à l’oppression. Le poète est un “voleur de feu” a dit Rimbaud, et il est clair qu’il est une épine dont tout régime totalitaire aimerait se débarrasser. Mais quand on voit l’oeuvre, ce sont plutôt les relations de la mère à son fils dans un contexte de dictature qui semblent conduire le débat et non l’inverse : le fils, Lev Goumilev, paie sans cesse pour la mère qui est intouchable (elle est célèbre, on lit ses oeuvres sous le manteau, et le régime cherche à la faire taire en atteignant ses proches), et Akhmatova finit par comprendre qu’elle n’a pas su aimer son fils, mettant au dessus de tout sa création et l’écriture. c’est d’ailleurs le sens de la fin, le fils criant son adieu définitif, et la mère retournant à la poésie.

Il y a dans l’oeuvre des scènes fortes musicalement à commencer par la scène du train très bien réalisée, où Lydia lit des extraits d’Alice au pays des merveilles qu’Anna reprend en corrigeant la traduction, mais aussi la scène des universitaires anglais où Anna Akhmatova récite le bréviaire stalinien pour éviter de créer des ennuis à son fils arrêté, qui  passe bien théâtralement, ainsi que le duo final avec Lev. Si j’ai trouvé la musique répétitive et un peu lassante, la production dans son ensemble reste très attentive, Pascal Rophé a fait un très beau travail avec l’orchestre, important, mais qui sonne tantôt de manière proche de la musique de chambre, tantôt envahit tout en explosion sonore, Mantovani le précise d’ailleurs dans le programme “même si l’orchestre reste fourni, j’ai privilégié un traitement de chambre, qui va bien sûr dans le sens de l’intimité”. Il dit aussi essayer de donner une couleur russe, dans le traitement des choeurs, inspirés de Rachmaninov, ou l’utilisation de l’accordéon. Il dit enfin privilégier les registres graves. Il reste que le spectateur a souvent l’impression d’entendre toujours la même musique, c’est peut-être voulu (comme une sorte de litanie), mais cela n’aide pas à capter l’attention.
Mis à part les observations sur la diction du livret, le spectateur a du mal au départ à situer les personnages, la succession de scènes de vie, indépendantes les uns des autres, l’absence d’une “exposition” fait que les personnages surgissent, interviennent, sans toujours qu’on comprenne qui ils sont. Un exemple: dans la scène de Tachkent, un sculpteur fait le portrait de Faina, l’amie d’Anna, sous le portrait d’Anna par Modigliani, qui est le fil rouge de la mise en scène. Justement, le rouge apparaît comme couleur dominante de cette scène dans une mise en scène Noir et Blanc. On a l’impression au départ, par la position d’Anna dans son fauteuil, qu’elle rêve à ses débuts, à la manière dont Modigliani a fait son portrait et j’ai cru naïvement que Faina figurait Anna jeune, et que le sculpteur était en fait  Modigliani (rien ne laisse apparaître au départ qu’il est sculpteur), je pense que l’ambiguité est voulue par le metteur en scène, mais cela n’alimente pas la compréhension ou la clarté du propos. On suit mieux la seconde partie (un seul acte) car on a enfin identifié chaque personnage et son rôle.
Photo Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Du point de vue du chant, on doit saluer la composition vraiment superbe, somptueuse de Janina Baechle, dont la personnalité scénique donne une présence intense au personnage, avec une voix chaude, ronde, épaisse, jamais prise en défaut (et la partition, pour tous les chanteurs, n’épargne pas les difficultés: aigus, vocalises, écarts), c’est vraiment du grand art. Autre magnifique prestation, celle de Christophe Dumaux, contre-ténor, en représentant de l’Union des écrivains : c’est impeccable, acrobatique à souhait, techniquement sans faille. Pourquoi confier à un contre-ténor ce rôle d’apparatchik? Peut-être une allusion au rôle castrateur de l’union des écrivains, dont le métier est de censurer, peut-être aussi une manière de dire que ces gens on abdiqué toute identité. En tous cas, c’est réussi.

Photo Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Bel engagement de Attila Kiss-B (oui c’est ainsi que cela s’écrit) dans Lev,  belle présence aussi et une mention particulière aux deux amies, Faina, soprano colorature, chanté avec honneur par Valérie Condoluci, et Varduhi Abrahamyan, très beau mezzo soprano, particulièrement intense et tendue dans le rôle de Lydia. L’ensemble de la distribution réunie est d’ailleurs sans reproche.
Le décor très hiératique de Wolfgang Gussmann ne manque pas de grandeur; il permet une grande fluidité dans les passages d’une scène à l’autre et  ne manque pas non plus de force et la mise en scène de Nicolas Joel est souvent belle à voir, avec des scènes très réussies (la scène du train par exemple). Le fil rouge en est le portrait d’Anna par Modigliani, qui représente d’une certaine manière la poétesse-muse, la poésie qui hante, qui domine, qui envahit sans cesse Anna,  même pendant les moments les plus difficiles, et c’est ce portrait que le fils détruit symboliquement à la fin, mais dès qu’apparaissent les bouleaux de la scène finale, le portrait se redresse et Anna s’installe, comme au début de l’opéra dans le fauteuil, face à lui. L’art a vaincu.
Certaines scènes sont bien réglées (l’universitaire anglais) mais dans l’ensemble la première partie semble plus travaillée que la seconde, où les gestes, les mouvements, sont plus convenus (le réglage de la mise en scène de la fin de la scène IV de l’acte III, accompagnement de la musique, est répétitif et banal). Il reste que dans l’ensemble, exécution musicale, mise en scène et décor sont plutôt à mettre à l’actif du spectacle, et sauvent ce qui dans la musique ne passe pas. D’où un bon succès final.

Photo Elisa Haberer/Opéra National de Paris

Au total, il faut évidemment se féliciter que l’opéra redevienne un choix de nos compositeurs d’aujourd’hui. Mais on n’est pas vraiment convaincu par l’oeuvre, même si la production est dans l’ensemble de bon niveau. Il faut néanmoins que les maisons d’opéra continuent de donner commission à des compositeurs. Peter Gelb, manager du MET, veut rompre avec le côté convenu de la création aujourd’hui  et a confié une commande à Osvaldo Golijov, qui va peut-être “casser” le genre. On verra. Il faut cependant que les créations ne tombent pas non plus dans l’oubli, à peine créées. Peu d’oeuvres ont passé la rampe depuis le Saint François d’Assise de Messiaen. Je me souviens de Blimunda, d’Azio Corghi, de Doktor Faustus de Giacomo Manzoni créés à la Scala dans les années 1990, ou même de la Station thermale ou Les Oiseaux de passage de Fabio Vacchi à Lyon du temps de Brossmann et Erlo et de tant d’autres titres, qui eurent à la création un certain succès. Qu’en reste-t-il aujourd’hui? Si on crée pour ne pas reprendre ensuite et donner donc une chance à ces oeuvres, c’est un coup d’épée dans l’eau.

On souhaite évidemment à l’opéra Akhmatova de prendre son envol, mais je me demande si une mise en musique des poèmes d’Anna Akhmatova (Requiem par exemple) n’en dirait pas plus sur la poétesse et le monde qu’un opéra biographique.