Cannibalisation financière sur l'entrepreneuriat et fuite des scientifiques vers la finance

Publié le 03 avril 2011 par Olivier Leguay

Le titre est digne de la une de l'Huma. Pourtant c'est aux Etats-Unis que ça se passe. La fondation Kauffman qui étudie l'impact de l'entrepreneuriat sur l'économie américaine et mondiale, pointe du doigt la perte de la corrélation entre l'accroissement du secteur financier et celui de l'entrepreneuriat en recherche de financement.

  Coefficients de corrélation linéaire entre deux quantités.

La corrélation est d'autant plus importante que le coefficient (non signé) est  proche de 1. Mais attention... corrélation n'implique pas nécessairement causalité.

Pire que cela, un autre phénomène pervers vient se greffer à l'histoire: c'est celui de la fuite des scientifiques vers un secteur financier qui se transforme de plus en plus en ingéniérie financière, friant d'experts en mathématique, informatique et physique. Le salaire proposé y est de 6 fois supérieur et la situation déséquilibrée créé en retour un manque d'innovation scientifique dans les autres secteurs.

La situation est plus complexe que celle exposée ici car la finance n'est pas à elle seule responsable de la situation globale mais le simple fait que le problème se pose en ces termes outre-atlantique permet de s'interroger sur l'encadrement de la finance afin qu'elle joue pleinement son rôle de catalyseur économique et permette une allocation optimale des capitaux humains et financiers.

 BE Etats-Unis 242


L'industrie financière américaine est-elle toxique pour l'entrepreneuriat ?

http://www.bulletins-electroniques.com/actualites/66309.htm

C'est la question que pose la dernière étude réalisée par la fondation Kauffman [1]. Cette dernière lance un véritable pavé dans la mare en pointant du doigt la "cannibalisation" de l'entrepreneuriat aux Etats-Unis par l'industrie financière, dont l'importance ne cesse de croître. Le rapport n'apporte certes aucune preuve formelle. Mais il tente d'exploiter toute une série d'indices qui tendent à démontrer l'influence négative du monde de la finance sur l'entrepreneuriat aux Etats-Unis.
La fondation Kauffman n'est pas la première à tenter de démontrer que le secteur financier n'a pas qu'un impact positif sur l'entrepreneuriat. Certaines voix s'étaient en effet déjà élevées pour mettre en doute la contribution réelle du capital risque - compartiment de la finance dédié à l'investissement à long terme associé à un risque élevé [2] - au dynamisme de l'entrepreneuriat et de l'innovation américaine. Etait notamment mis en avant le fait que parmi les 900 entreprises américaines ayant la plus forte croissance en 2010, seules 16% d'entre elles avaient reçu un soutien financier de la part de l'industrie du capital risque. Mais dans ce dernier rapport de Kauffman, ce n'est plus une branche mais l'ensemble de l'industrie financière qui est mise en cause, et selon un angle de vue plutôt original.
Premier argument avancé : malgré l'augmentation régulière de la taille du secteur financier aux Etats-Unis, qui représente désormais près de 9% [3] du PIB du pays, le taux de création d'entreprises aux Etats-Unis est en légère baisse depuis 20 ans. Pour les auteurs, cela signifie que l'augmentation globale du volume d'argent en circulation sur les marchés n'est pas allée aux entrepreneurs américains en recherche de financement, alors que c'était encore le cas dans les années 2000.
C'est donc un phénomène de décorrélation entre "l'économie financière" et "l'économie réelle" qui est mis en cause par la fondation Kauffman. Il y a encore une dizaine d'années, les secteurs innovants, tels que les NTIC, avaient un très bon ratio risque lié à l'investissement / profits pour les investisseurs, notamment grâce à de nombreuses sorties en bourse (IPO) ou fusions-acquisitions (M&A) très profitables. Ceci encourageait la finance à investir massivement dans ces secteurs générateurs de projets entrepreneuriaux [4]. Or, comme nous l'avons montré dans nos précédentes publications, l'éclatement de la bulle informatique en 2000 puis la crise de 2008 ont nettement réduit le nombre d'IPO et de M&A [5]. Ce mouvement s'est accompagné d'une réduction du ratio profits / risques pour les acteurs financiers, ces derniers s'étant de plus en plus détournés de l'entrepreneuriat au profit d'activités purement spéculatives.
En parallèle, depuis 10 ans, les sources de revenus des grands comptes du secteur financier américain ont bien changé. Les innovations technologiques, particulièrement dans les technologies de l'information et de la communication, ont permis aux acteurs financiers de créer des produits financiers de plus en plus complexes [6], et de s'adjuger d'énormes profits. Or, pour la fondation Kauffman, c'est bien là le problème : ces profits ne sont pas réinjectés dans l'économie "réelle" - dont font partie les jeunes entreprises - mais dans d'autres produits dérivés financiers eux-mêmes générateurs de profits, entraînant du coup une auto-alimentation du secteur financier au détriment des autres, notamment de l'entrepreneuriat.
L'effet négatif de la réduction des financements en direction de l'innovation et de l'entrepreneuriat est cependant à prendre avec beaucoup de précaution. L'histoire récente nous a ainsi montré que le phénomène inverse (trop d'investissements dans l'entrepreneuriat et les technologies) ainsi que des intérêts financiers non alignés avec ceux des entrepreneurs (notamment au niveau des rendements et des horizons de performance) pouvaient avoir des effets tout aussi désastreux pour les jeunes entreprises. C'est précisément ce qu'a montré l'éclatement de "la bulle Internet" du début des années 2000. Les doutes sur l'apport réel du capital risque à l'entrepreneuriat et l'innovation incitent également à la prudence.
Paul Kedrosky, co-auteur du rapport, expose également un autre phénomène pervers : la fuite des élites scientifiques vers la finance. Selon lui, il est directement issu de la complexification et de "l'ingénierisation" de la finance. La quête de profits des instituions financières entraîne la création de produits toujours plus complexes, qui réclament une expertise en ingénierie financière de plus en plus sophistiquée, notamment dans les mathématiques, l'informatique ou la physique. C'est pourquoi les opérateurs financiers "chassent" les meilleurs profils scientifiques (ingénieurs, docteurs en informatique et mathématiques, etc..), appartenant aux plus prestigieuses universités américaines et mondiales. En leur proposant un salaire jusqu'à six fois supérieur à celui qu'ils peuvent espérer recevoir en restant dans leur domaine initial, la finance américaine dispose d'une indéniable capacité d'attraction ! Entre 2006 et 2009, parmi les diplômés en sciences et ingénierie, près d'1 étudiant du MIT sur 5 a choisi d'évoluer dans le secteur financier.
Or, ces profils font partie de ce que M. Kedrovsky appelle "l'ensemble des créateurs potentiels d'entreprises à forte croissance". Dit autrement, il s'agit du vivier des entrepreneurs capables d'apporter plus de valeur à l'économie "réelle". Au total, la finance "cannibaliserait" donc certains des meilleurs entrepreneurs américains, empêchant d'une part la création d'entreprises à forte croissance et d'autre part le développement de nouvelles innovations. Ce phénomène de détournement des talents scientifiques vers la finance n'est pas propre aux Etats-Unis, il est également observable à l'échelle mondiale. L'évolution du secteur financier serait ainsi à l'origine de ce que l'on appelle une allocation non-optimale du capital humain et financier en faveur des activités financières. Certes génératrices de profits pour les actionnaires et professionnels du secteur financier, ces activités ne sont pas pour autant dirigées vers l'économie réelle. Cela a naturellement un impact négatif sur l'entrepreneuriat, l'innovation et la croissance économique.
Si les indices explorés par ce rapport instillent le doute quant à l'impact négatif du secteur financier sur l'entrepreneuriat, la finance ne peut cependant pas être désignée comme la seule et unique coupable. La fondation Kauffman ne s'aventure d'ailleurs pas dans cette direction, reconnaissant que le rapport a vocation à engager le débat plutôt que de diaboliser le secteur financier.
La dynamique entrepreneuriale est en fait le produit de nombreux facteurs qui dépassent la seule dimension financière : la présence d'écosystèmes d'acteurs performants [7] (universités, startups, investisseurs, incubateurs, etc..), d'incitations gouvernementales, de collaborations à grand échelle entre public et privé, de dispositifs fiscaux adaptés, etc. Si les investisseurs privés sont une composante importante de l'entrepreneuriat aux Etats-Unis, il leur faudra cependant revoir leurs priorités s'ils veulent réellement jouer le rôle de catalyseur économique et social qui leur est normalement attribué par les défenseurs de l'économie de marché et de la libre entreprise.
La solution selon Kauffman ? Un secteur financier plus ramassé en termes de volume d'activités et mieux régulé pour encadrer la création de produits spéculatifs. Ceci permettrait à l'industrie financière de réorienter certaines de ses activités vers le financement d'entreprises à haut potentiel et porteuses de valeur sociale et économique. Ce nouveau modèle, sans doute bien plus bénéfique et économiquement plus viable, risque de se heurter aux puissants groupes de pression du secteur financier, très satisfait de son nouveau modèle de croissance. Ce dernier lui a permis, le mois dernier, de présenter les bénéfices les plus importants de toute son histoire...
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[1] La fondation Kauffman étudie l'impact de l'entrepreneuriat sur l'économie américaine et mondiale et développe des programmes qui incitent à l'entrepreneuriat.
[3] La part du PIB consacrée au secteur financier a presque doublé en 20 ans.
[4] Les profits étaient réinvestis dans d'autres entreprises, entraînant un cercle vertueux.
[5] Qui n'ont désormais plus la faveur des entrepreneurs [8].
[6] Dits produits dérivés : CDS, CDO. L'apparition de fonds purement spéculatifs est également significative.