Magazine Humeur

250 - Le square noir

Publié le 02 avril 2011 par Ahmed Hanifi


Deux fourmis empourprées dialoguent, s'embrassent ou se nourrissent. Elles sont face à face et avec leurs antennes, elles tambourinent indéfiniment. Derrière, quelques autres les imitent. Non loin se trouve probablement une fourmilière avec ses milliers d'exigences. Lorsqu'une première fourmi passe devant lui, portant un brin d'herbe sans se soucier de l'environnement, le vieux monsieur qui tantôt lit, tantôt jette un regard à terre, ne se doute pas que quelques minutes plus tard se sont des dizaines d'autres bêtes qui passeront, portant pour nombre d'entre elles un identique brin d'herbe. Les ouvrières sont de plus en plus nombreuses. Certaines se contentent de suivre à la même cadence celles qui les précèdent, d'autres transportent une tige, un reste de feuille sur la tête ou un débris quelconque. Toutes sont acharnées et suivent le même tracé au millimètre près. Partout un lien commun essentiel les unit, les guide : les phéromones. Les phéromones donnent sens et stimulent cet étonnant remue-ménage collectif et silencieux. Nul bruissement. L'ensemble fait penser à un orchestre symphonique que la moindre fausse note déstabiliserait. Un orchestre silencieux.
Devant l'homme discret et la cohorte des insectes excités, des cascatelles abreuvent le ruisselet en eau parfumée. De part et d'autre, deux arbres, magnifiques centenaires, semblent observer depuis le début l'écoulement des eaux ; un arbre de Judée et un saule tortueux. Derrière le premier arbre on distingue le buste immobile de Léon Dierx prince des poètes. Le vieux monsieur sur le banc est toujours plongé dans la même page du livre que vraisemblablement il lit et relit. Une fois il posa le livre retourné et ouvert sur ses genoux. De la poche droite de sa veste il sortit un cahier d’écolier et un crayon de papier. Il griffonna quelques signes et repris son livre. A ce moment, un cri le fait se retourner : "Arrête !" Une jeune femme perturbée, est penchée sur un enfant turbulent. L'enfant lui sourit. Il est en short et n'a pas froid. Elle lui prend la main qu’elle secoue vivement : "Je te demande d'arrêter !" Une plaque à l'entrée des aires de jeux avertit : Les enfants sont placés sous la surveillance de leurs parents ou des personnes qui en ont la garde. De l'autre côté du ruisselet, à l'ombre de la salicacée, depuis quelques heures, un peintre s'agite faisant parfois basculer son chevalet. Il ne tient pas sur place. Le béret qu'il porte, mais aussi le pardessus et le reste, sont trop grands pour sa frêle silhouette. Son corps est émacié. Il triture le pinceau collé sur la palette portée par son pouce gauche puis l'aplatit contre la toile. Il esquisse involontairement quelques pas de danse. A nouveau il plaque son pinceau contre les couleurs mêlées de sa palette puis contre son œuvre inachevée. Manifestement il se bat contre elle. Lui résistera-t-elle? De l'autre côté du fin cours d'eau, le vieux monsieur, partagé entre lecture et méditation, tourne enfin la troisième page lue. Non loin, l'enfant démoniaque s'accroupit. Il semble observer quelque minuscule grouillement d'insectes. Brusquement le peintre jette la palette et le pinceau et marmonne un juron. Là-bas, à l'autre bout du grand jardin, une dame accompagne un homme d'un âge avancé. Ils discutent et rient. La dame le regarde, elle semble inquiète. L’homme d'un âge avancé l'embrasse tendrement sur le front.
Le ciel est chargé mais il ne pleut pas. Deux gigantesques platanes d'Orient couvrent de leurs longs branchages une partie du plan d'eau. Trois pigeons frileux et immobiles y prennent refuge. Ils ne roucoulent pas. Sur les eaux claires et froides, leurs reflets sont impassibles. Une flopée de canetons joyeux s'agite. Ils glissent en se trémoussant derrière leur mère. D'autres couples déambulent, les yeux perdus vers les étoiles absentes, imaginées. Deux enfants tournent en criant autour d'une fontaine muette. Emporté par une idée fixe longuement réfléchie, le peintre plonge la main dans la poche difforme de son manteau tout autant. Il en sort une sorte de cutter qu'il pose avec douceur en haut et à gauche de la toile, comme s’il allait se signer. Juste dans l'angle. Puis d'un geste lent, très lent, il en fait glisser la lame jusqu'à l'extrémité opposée. Il semble savourer le crissement de la toile râpeuse sous la lame, mais il ne se signe pas, il grimace comme s'il ressentait celle-ci dans sa propre chair. Il renouvelle ce mouvement sans se soucier de la curiosité des promeneurs. La toile se fend. Il ne se reconnaît pas dans sa peinture. Il ne s'y reconnaît plus. Ses doigts ont trahi ses desseins. Ce qu’il y voit n’est pas de lui, n’est pas lui. Des mots l’assaillent : Tout comme il avait tué le peintre, il tuerait l'œuvre du peintre et tout ce qu'elle signifiait. Est-il entier ?
La mère et l'enfant -est-ce sa mère ?- ont pris place sur le banc vert maintenant libéré par le vieux lecteur parti en direction du couple, naguère à l'autre bout du square. Ces âmes ne s'impressionnent jamais devant rien. L'enfant turbulent joue et crie. Non loin, d'autres enfants plus sages se bousculent devant les toboggans les balançoires et les aires sablonneuses. L'enfant méchant est maître des lieux. Son accompagnatrice est noyée dans une revue. Elle n'entend rien, ne voit rien. L'enfant insupportable s'agenouille. Il observe le va et vient incessant des fourmis. Quelques-unes accélèrent la cadence, mais ne se doutent de rien. L'une d'elles ralentit, ajuste sa brindille puis repart vers son destin. Elle non plus ne se doute de rien. L'enfant se relève, s'écarte d'un pas, se retourne à la recherche d'un objet qu'il ne trouve pas encore. Il se rapproche des fourmis et entame une danse macabre. Il trépigne de joie. Il se met, tel un souverain devenu fou, à asséner une série de coups de pieds aux insectes inoffensifs. Il est heureux. Il crie et rit. C'est le chaos. Il s'éloigne de quelques mètres et revient avec un bâtonnet qu'il écrase sur les fourmis, qu'il tourne et retourne comme on le ferait lâchement dans la plaie d'un ami trahi, à terre et désarmé. Il en jette quelques-unes dans le ruisseau, puis d'autres et encore d'autres. Certaines ont senti, in-extremis, la machination. Alors, instinctivement, pour sauver ce qui reste de la fourmilière en amont, comme un seul homme désespéré, à la vie comme à la mort, elles se dressent et prennent d'assaut le terrible enfant quoi qu'il leur en coûte. En quelques minutes elles sont plusieurs dizaines à parcourir ses jambes puis ses cuisses et même son short kaki dans tous les sens. L'enfant crie si fort que son accompagnatrice sursaute. Elle accourt à son secours, accrochée à sa revue. Elle se jette sur lui sans parvenir à le débarrasser de ses victimes annoncées. Elle le traîne, puis le plonge, entier dans le ruisseau. L’enfant capricieux et méchant, hurle, pleure sans discontinuer. Immobiles, à proximité, les autres enfants arrivés en hâte, alignent leur curiosité et leurs protestations platoniques. La femme extrait le gamin de l'eau froide et lui administre à l'aide de son magazine enroulé, une correction dont il se souviendra longtemps. Les fourmis téméraires sont emportées par les eaux. Le gardien accourt à son tour pour réprimander la jeune femme et l'enfant. L'homme solitaire avait griffonné ces signes sur son cahier d’écolier : les cieux sont-ils meilleurs, de m'avoir mis au monde? / Mon départ rendra-t-il leur majesté plus grande?…
 Avril 2011
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Extrait retravaillé, in Le temps d'un aller simple.

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