C’est à partir des années 70 que Carlos Kleiber est devenu l’un des chefs de référence du Gotha musical mondial. Son apparition à Bayreuth en 1975 et 1976 (pour Tristan und Isolde), ses apparitions régulières à la Scala (Otello, La Bohème, Tristan und Isolde), à Munich (Wozzeck, Rosenkavalier, Die Fledermaus, La Bohème, La Traviata), à Vienne et enfin à New York ont fini d’en faire un Dieu vivant de la direction d’orchestre. On considérait qu’il était l’homme d’un répertoire réduit aux titres cités plus haut et à quelques pièces symphoniques (Beethoven 7ème symphonie et Brahms 4ème) qui déchainaient des délires dans les salles. Il était bien connu pour ses angoisses, son refus de l’à peu près, ses exigences en matière de répétitions, et il était adoré des musiciens. Je l’ai croisé quelquefois, et c’était un être plein d’humour et de gentillesse. Je lui écrivis (il adorait recevoir des lettres manuscrites en français, il avait horreur du téléphone et des fax, et des lettres écrites à la machine) et il me répondit dans les trois jours un petit mot d’une grande délicatesse. Bref c’était une de ces personnalités exceptionnelles qui marquent une génération, mais il était modeste et discret. Karajan disait de lui qu’il dirigeait quand le frigidaire était vide, et c’était une plaisanterie assez commune qui avait fait le tour des mélomanes. Mais qui a entendu son Otello ou sa Bohème, ou sa Chauve Souris (il apparut un soir de Carnaval à Munich déguisé en Boris Becker) est marqué à vie. Lors d’un Rosenkavalier à Munich (avec Gwyneth Jones en Maréchale, entre deux Brünnhilde à Bayreuth), un ami me dit à la sortie du théâtre “c’est incroyable, les larmes me coulaient sans savoir pourquoi, comme ça”. Eh oui, avec Kleiber, les larmes coulaient souvent “comme ça”.
C’est dire avec quelle curiosité affamée je me suis précipité pour écouter son Wozzeck de Munich en 1970, dont un ami inspiré m’a fait cadeau. Car Kleiber a dirigé dans les années 60 beaucoup de choses qu’on a quelquefois des difficultés à repérer et je ne saurais trop conseiller de se référer au site japonais Erich & Carlos Kleiber page, qui existe depuis 1995, pour connaître la liste des concerts, la discographie et le répertoire complet de Carlos Kleiber.
Ce Wozzeck, qui est un “Live” issu des représentations de Munich en 1970, avec la troupe d’alors et en vedette Theo Adam et Wendy Fine. Theo Adam était alors au faîte de la gloire, c’était le Wotan de tous les grands théâtres et du festival de Bayreuth, et c’est un Wozzeck impressionnant de noblesse, de pureté vocale, avec ce modèle de diction, si important dans Wozzeck où c’est le dialogue qui porte l’action; comme dans toute pièce de théâtre, il doit être entendu et compris: et ici, au delà d’une voix qui se rit du volume de l’orchestre, chaque mot est sculpté, et c’est fascinant. La sud africaine Wendy Fine lui donne la réplique dans Marie, cette chanteuse très solide fut une des chanteuses les plus demandées dans les années 1970, elle chanta aussi Marie dans la production de Wozzeck à la Scala (Mise en scène: Luca Ronconi que l’on vit à Paris en 1979, mais avec Janis Martin) dirigée par Claudio Abbado. Sa Marie est très engagée: Kleiber, qui était difficile en matière de voix, la reprit pour un Wozzeck en 1972 à Cologne où , je crois, elle était en troupe. Fritz Uhl, membre de la troupe de l’Opéra de Munich et même Kammersänger, est le Tambour-major, voix éclatante qui fut le Tristan de Solti quelques années auparavant. Le reste de la distribution est très honorable et témoigne de la solidité de la troupe de Munich à cette époque. Mais c’est évidemment ici Carlos Kleiber qui intéresse. J’ai voulu écouter en parallèle le magnifique Wozzeck (live) que Claudio Abbado fit à Salzbourg avec la jeune Angela Denoke et Alfred Dohmen pour comparer les approches: les deux sont évidemment passionnants, et Abbado reste le plus grand des chefs pour Wozzeck en ces vingt cinq dernières années: lyrisme, clarté de l’approche, mise en évidence des architectures, sens dramatique. Mais en entendant Kleiber, on est très surpris de l’engagement dramatique exceptionnel et unique de l’orchestre, des équilibres très neufs, tantôt une approche de musique de chambre, tantôt une explosion qui tonne comme un raz de marée sonore, faisant sonner les instruments les plus graves, les percussions, qui rythment les moments les plus tendus, comme une exploration de l’univers mental de Wozzeck: en l’écoutant c’est immédiatement ce qui m’est venu à l’esprit, la traduction musicale d’un unvers mental bousculé, tantôt écrasé, tantôt desaxé, tantôt emporté, une métaphore du personnage. Incroyable. Les intermèdes chez Abbado sont fluides et se fondent avec les scènes, en un continuum d’ailleurs souhaité par Berg; chez Kleiber, ils deviennent des moments musicaux d’une intensité inouïe et créent une tension démultipliée dans une oeuvre qui n’en manque pas. Le dernier intermède sonne comme une marche au supplice: en comparant avec Abbado, il semble que ce ne soit pas la même musique, tant les partis pris sont différents. Il m’est alors revenu quel chef de théâtre il était, comment éclatait littéralement en salle la première mesure de l’Otello de Verdi, comment sa Bohème devenait d’une urgence insoutenable au troisième et au quatrième acte…eh oui, Kleiber crée dans Wozzeck un saisissement à donner le frisson. Depuis quelques jours je réécoute l’oeuvre en la redécouvrant et en découvrant, en entrant dans l’âme de Wozzeck, le personnage, la victime, l’humain,.
C’est son père Erich Kleiber qui créa l’oeuvre à Berlin, on sait les relations contrastées du père et du fils, et la paralysie de Carlos devant le monument qu’était Erich: la revanche est prise, c’est un prodigieux Wozzeck (auquel il manque quelques notes du début) qui nous est ici proposé, une sorte d’ailleurs de la musique qui fera aimer Berg pour toujours.