".../...La table de la cuisine. Le pain, le lait. Il s'était levé aux aurores pour se procurer du pain et du lait. La nappe blanche, amidonnée. Deux tasses fumantes. Un ersatz de café au lait. Un ersatz, il est loin, le café, au Brésil...Ersatz de café, succédané de lait. La vieillesse, elle aussi est un ersatz, et le peuple a atteint le troisième âge, celui de la retraite.
Des tranches de pain compact, noir, chichement tartinées de marmelade de prunes. Mais la petite cuiller, le couteau, les petites assiettes ont l'éclat du neuf. Tout est propre, frais comme le printemps. Fenêtres ouvertes pour faire entrer l'élixir, le poison, l'illusion.
Madame Gafton ouvrit les journaux du jour. Elle chaussa ses lunettes, but une gorgée, regarda les titres de la première page, abandonna. Lire, de toute façon, elle n'en avait le temps que le soir, quand elle avait tout fini. Elle poussa la pile vers le bord de la table, près de son mari.
-C'est une bénédiction, notre climat! Cette succession de saisons. Qu'est-ce que ce serait, si nous n'avions que l'hiver? Ou l'été, comme dans le désert? Une harmonie comme chez nous, c'est une bénédiction...Chez nous, il y a de l'harmonie! C'est une chance, une grande chance.
Son mari lui lança un long, très long regard.
-Oui, oui, c'est précisément ce que disait quelqu'un dans la file d'attente des journaux, tout à l'heure. C'est un cadeau de la nature, ce printemps! Ce n'est plus la jeunesse, mais c'est tout de même une renaissance, non? Une vraie provocation, je te jure!
L'épouse retira ses lunettes, les posa sur la pile de journaux, plongea son regard dans la tasse. Silence. Puis un murmure. Oui, elle murmurait:
-Tu te rappelles quand est mort François-Joseph?
-Elle est bien bonne celle-là, qu'est-ce qui te prend?
-Je ne sais pas, c'est juste comme ça...J'embrouille tout. En fait c'était un homme tolérant, comme tu disais, un tolérant.
Il sourit. Il connaissait bien ces petites ruses du matin. Signes de tendresse, d'encouragement pour ses préoccupations. Elle ne lui posait pas de questions sur son étude en cours, elle savait que ça l'énervait avant de partir pour la bibliothèque. De toute façon, le soir, c'est lui qui reprendrait sans doute le sujet...
Mais le matin Venturia trouvait des formules rituelles pour lui faire comprendre que son étude l'obsédait autant que lui.
-En fait, j'étais en train de réfléchir...César, Néron, c'est quand, ceux-là? Je veux dire, quand est-ce qu'ils sont...Et Franco, et Salazar? Mussolini, je le sais, au printemps, c'était au printemps, n'est-ce pas? Et le Führer, c'est pareil, il s'est flingué au printemps. Et l'autre, le moustachu, le Géorgien, il a crevé en mars, impossible de l'oublier. C'est l'assaut du printemps?
Il approcha la pile de journaux, repoussa les lunettes à monture dorée près de la tasse. La femme arrangea ses cheveux blanchis, attachés sur la nuque.
-Oui l'assaut, comme tu dis. L'agression du changement. Quelque chose d'incertain, d'impétueux. Je vais te lire une petite histoire dans le journal d'aujourd'hui. Et qu'on ne me dise pas qu'il ne se passe rien chez nous...
Il mlissa le coin de la nappe. Elle se leva, la corbeille à pain dans les mains. Il la regarda. L'instant de paix de la journée. Le petit déjeuner lui donnait des forces; un repère calme, au début d'une nouvelle journée. Après c'était la course, la bousculade. Les queues, les fiches de bibliothèque, les lettres aux autorités, encore des queues.
-Ecoute. "Les faits que nous allons relater brièvement ci-dessous semblent tirés d'un film sur le Ku Klux Klan ou sur la chasse aux sorcières. La chasse aux sorcières du quartier de..."
Ecoute...Tu ne veux pas écouter?
Elle déposait les tasses et les couverts dans l'évier. Elle bougeait lentement, à contrecoeur. Elle boitillait légèrement de la jambe gauche, et avait du mal à se mouvoir, penchée ainsi d'un côté. Mais elle était revenue, s'était rassise. Ses mains pâles et dodues étaient de nouveau sagement posées sur la nappe immaculée.
-Donc, ils ont fait irruption dans un appartement. Et tu sais quoi? ils y ont mis le feu; tu peux imaginer ça! Ils y ont mis le feu! Parce qu'elle aimait les animaux, tu entends! parce qu'elle avait des chats ou des chiens, ou que sais-je. Souviens-toi du prétexte, des procédés et surtout du nom de cette femme, de son adresse. Tu comprends? Et machin, qui prétend représenter le conseil populaire du secteur...tu entends ça, complice des instigateurs, locataires de l'immeuble. Tu fais le lien, n'est-ce pas, tu vois le lien?
Elle le fixait, sans plus sourire, habituée à son obsession de relier les événements du jour au recherches qu'il poursuivait à la bibliothèque. Sa manie de revenir sans cesse que ce qui s'était passé quarante ans plus tôt. Cette fois, tout de même, sur un ton particulier. Comme triomphal. Une preuve enfin décisive, qu'elle ne parvenait pas à saisir. Mais elle sentait son trouble. une sorte de victoire redoutée, oui. Une panique longtemps refoulée, oui, oui, qui confirmait ses attentes et semblait lui redonner de la vitalité. .../..."
Extrait de: "L'enveloppe noire" un roman de Norman Manea- traduit du roumain par Marily Le Nir.Editions Seuil- Fictions & Cie.