"Gide, in extremis
LE MEILLEUR portrait peint de Gide fut réalisé en 1892 par Jacques Emile Blanche : Gide n'y figure pas. On y voit, s'ignorant et s'enlisant dans un ennui pâteux, ses amis Pierre Louys et Henri de Régnier. Gide était prévu, mais n'est pas venu poser : il était ailleurs. Pourtant, en négatif, on ne voit que lui. Son absence réunit à la fois sa présence et son mystère. Était-ce simplement ce Narcisse aux talents masturbatoires ? Ce laborieux de la gloire littéraire engoncé à jamais dans les cols amidonnés de son enfance névrotique et de sa puberté lyrique ?Cet ami possessif, ce collègue influençable, cet immature permanent plein aux as et ce pape des lettres frotté aux chairs enfantines ? Gide est-il, enfin, ce spectre mallarméen propageant son XIXe siècle jusqu'à l'exacte moitié du XXe ? Oui, non, peu importe : plus qu'un « inquiéteur » (son titre quasiment officiel), il fut le supplicié de lui-même : torturé dans sa chair quand l'homosexualité vouait ses adeptes aux gémonies ou au suicide (selon l'exemple de son ami d'enfance Émile Ambresin, fils de pasteur) ; tourmenté par son impossible fidélité à une épouse et cousine qu'il n'honora jamais, préférant l'abandonner au ciel pluvieux de Basse-Normandie* tandis qu'il vaquait, persécuté par ses propres mensonges, avec des jeunesses bronzées sous le soleil de toutes les libertés ; hanté, sa vie durant, par la présence mortifère du fantôme de sa mère, professionnelle de l'étouffement, de la suspicion et de l'interdit ; harcelé par son envie de s'enfermer pour écrire et par son désir de s'évader pour vivre (« Je trouve qu'il n'y a que des lieux de passage. Rien n'est habitable plus de quinze jours », phrase mégagidienne) ; lacéré par son besoin de gloire quand il comprend, en même temps qu'il s'acharne, ses insuffisances et son absence de génie. Pourtant, je le dis sansplaisir de manier le sophisme, Gide a fait de cette absence de génie la matière même de son génie,de son art. Il est le seul génie de toute l'histoire de la littérature à ne pas être génial. Quant à sa phrase, elle jouit d'une particularité saisissante : elle ne peut s'imiter. On imitera, on pastichera Proust, Malraux, Céline, et avant eux Péguy, Chateaubriand, Hugo, Flaubert même : pour Gide la tentative est impensable. Non qu'il ne possède pas de style, au contraire : il semble les renfermer tous à la fois. Sa phrase scintille, si elle ne flamboie pas ; elle avance, remplie de nuances et riche d'une précision qui donne le vertige ; elle serait bancale quand, in extremis, un à-coup imprévisible lui confère son altitude. C'est une prose étrange, faite simultanément de reculs et d'avancées, d'élans de témérité et de retraits craintifs ; du moins est-ce une prose, en cela si confondue avec la pensée qu'elle abrite, qui ne se rature pas. Qui ne se reprend, ni ne se dédit. L'inquiéteur Gide est surtout un inquiété, un inquiet : comme tous les froussards, il se précipite dans les dangers, et en devient courageux à son propre étonnement. Il n'est jamais modeste et jamais prétentieux ; le plus souvent, il est humain à l'instant même où il allait sembler aveugle ou hautain. Gide est un écrivain qui se rattrape sans cesse, qui à la dernière minute fait mouche, emporte tout : ce n'était pas gagné, mais soudain le voici vainqueur. Personne n'y comprend plus rien. Il était ailleurs ; il est là pourtant. Toujours là."
Signé Moix, Yann Moix, Le Figaro Littéraire du jeudi 17 février 2011
* Le Cuverville(en-Caux) de Gide est en Seine-Maritime, ex-Seine-Inférieure et donc en Haute-Normandie
"La lecture de Gide relève de l'hygiène intellectuelle"
"Pierre Masson, directeur du centre d'études gidiennes de l'Université de Nantes, a dirigé l'édition des Romans et récits d'André Gide dans la Pléiade. Il nous parle de l'écrivain à l'occasion du 60e anniversaire de sa mort.
Quel livre de Gide conseillez-vous à quelqu'un qui veut découvrir son œuvre?
L'œuvre de Gide est très diverse, aucun de ses livres n'est semblable aux autres. On peut commencer par L'Immoraliste; ce n'est pas son roman le plus riche, mais celui qui pose une question essentielle: jusqu'où peut-on aller dans l'affirmation de soi, sachant que cette affirmation est de toute façon vitale? Cette question est posée dans une forme impeccablement classique, mais son inquiétude reste brûlante.
En quoi André Gide a-t-il influencé la littérature du 20e siècle ?
Au lendemain de la guerre de 14-18, c'est l'invitation sensuelle des Nourritures terrestres qui a fait de lui un maître de vie. Mais il a orienté l'écriture romanesque dans deux grandes directions: sur le plan psychologique, dans une présentation des personnages qui préfigure l'ère du soupçon définie par Nathalie Sarraute. Sur le plan de la construction narrative, dans une réflexion du roman sur lui-même qui triomphera à l'époque du Nouveau Roman.
Qui sont les héritiers de Gide aujourd'hui?
Pas évident. Les romanciers français d'aujourd'hui sont souvent en empathie avec eux-mêmes, là où Gide garde toujours une distance ironique, et bien peu s'essaient à une réflexion générale sur la nature humaine. De la poésie hédoniste des Nourritures terrestres, Le Clézio (je pense au Chercheur d'Or) est l'un des rares représentants. Pour la critique moraliste, Kundera est peut-être son meilleur héritier, mais en plus amer.
Pourquoi lire Gide aujourd'hui?
La lecture de Gide relève de l'hygiène intellectuelle: si son univers n'a pas le pouvoir de fascination d'un Proust ou d'un Céline, c'est parce qu'il laisse toujours le lecteur à distance, obligé de s'interroger devant les situations proposées, libre de choisir sa position. Par exemple, rien n'est plus actuel que Les Caves du Vatican : au moment où l'on voit partout renaître les conservatismes et les dogmes, cette mise en scène ironique des fanatiques de tout bord, ceux de la foi comme ceux de l'athéisme, a quelque chose de salutaire et de libérateur. Mais cette dissidence n'a rien d'un renoncement, et Gide, des Nourritures à Thésée en passant par le Voyage au Congo, nous rappelle toujours que nous sommes fils de cette terre, et responsables d'elle."
Propos recueillis par Adeline Journet, publiés le 18/02/2011 par le site lexpress.fr
Pierre Masson a dirigé avec Jean-Michel Wittmannle Dictionnaire Gide à paraître bientôt chez Garnier...
"Où sont les héritiers de Gide ?
Rien n’est moins évident que l’héritage d’un écrivain. Non les droits et les espèces sonnantes mais le legs moral, littéraire ou intellectuel assuré par un successeur ou un légitimaire comme on disait autrefois, qu’il se réclame du Maître ou que la critique de son temps puis les historiens de la littérature le désignent comme tel. Innombrables ont été les enfants de Maurice Barrès, mais peu osèrent le revendiquer quand l’air du temps n’y inclinait pas. Modiano héritier de Simenon ? On l’a dit. John Le Carré dans la succession de Graham Greene ? Cela se défend, du moins pour le tourment de la trahison. Rien ne désarçonne les historiens de la littérature comme de ne pas trouver de filiation lorsqu’un jeune écrivain naît à la littérature. Il leur fait l’effet d’une météorite chue d’une planète inconnue; généralement, ils ne tardent pas à y mettre un bon ordre et à lui dégotter de prestigieux parrains pour peu que, pressés par ses interviewers, il avoue avoir lu les Essais de Montaigne et conserver un Musil plein de qualités à son chevet. Voilà pour les ascendants, mais la logique est identique pour les descendants.
Et Gide ? Qui pour prendre la suite du « contemporain capital », ainsi que le qualifia André Rouveyre en 1924 ? Là, le patrimoine est trop important, trop divers, pour échoir à un seul. Frank Lestringant a son idée sur la question. Professeur de littérature à la Sorbonne, auteur de travaux sur Agrippa d’Aubigné, Alfred de Musset et l’expérience huguenote au Nouveau Monde, il vient de publier le premier volume d’une somme biographique impressionnante sur Gide, qui court de sa naissance à la fin de la première guerre mondiale (1165 pages, 35 euros, Flammarion). Interrogé par L’Express sur les actuels héritiers de Gide, il a répondu ceci* :
« Pas évident. Les romanciers français d’aujourd’hui sont souvent en empathie avec eux-mêmes, là où Gide garde toujours une distance ironique, et bien peu s’essaient à une réflexion générale sur la nature humaine. De la poésie hédoniste des Nourritures terrestres, Le Clézio (je pense au Chercheur d’Or) est l’un des rares représentants. Pour la critique moraliste Kundera est peut-être son meilleur héritier, mais en plus amer »
En effet : pas évident. D’autant que même s’il accorde à chacun d’eux une partie de l’héritage, il place son volume sous le signe de l’inquiétude, précisant que Gide a créé le néologisme d’« inquiéteur », s’étant voulu l’inquiéteur de son siècle, écrivant dans une page de son Journal en 1935 : « Belle fonction à assumer : celle d’inquiéteur ». L’auteur de L’Immoraliste et de Corydon a bousculé ses contemporains. Mais qui parmi les écrivains d’aujourd’hui nous trouble au point de nous inquiéter ?"
Pierre Assouline, billet publié le 22 février 2011 sur le blog la république des livres.
*C'est Pierre Masson et non Frank Lestringant qui a répondu aux questions de L'Express