"Parcours de mathématiciens" est un livre qui vient de paraître aux éditions "Le cavalier bleu" dont le sujet n'est pas vraiment difficile à imaginer!
Tout d'abord: Je l'ai vraiment bien aimé.
10 mathématiciens professionnels et 2 personnalités clé du monde mathématique, ont relaté en suivant une même trame, leur parcours de vie dans et pour les mathématiques.
Il s'agit des personnalités suivantes :
Stella Baruk Benoît Mandelbrot
Jean-Pierre Bourguignon
Michel Broué
Karine Chemla
Jean-Paul Delahaye
Nicole El Karoui
Denis Guedj
Maxim Kontsevich
Je me suis aperçu, dans la deuxième moitié du livre, que la construction des entretiens était identique. C'est donc qu'elle ne pèse pas à la lecture, tant les récits sont personnalisés et différents. On y trouvera pour chacun et dans cet ordre:
La vocation
Le cursusL'apport aux mathématiques
Les figures marquantes
Regard sur la discipline
La lecture de ce livre permet de découvrir l'incarnation des mathématiques et de leur passion. Elles ne sont jamais seules, toujours entourées. Impossible de déméler ce qui relève de la vie professionnelle, de la science et des trajectoires intimes. Parfois le choix "d'entrer en mathématique" était évident, parfois il fut le fruit d'un basculement presque hasardeux. Le choix se transformait souvent en métier de chercheur. Il pouvait côtoyer l'engagement politique, le militantisme ou la guerre. L'impérieuse volonté de vulgariser, de transmettre ou bien de placer ses pas dans ceux de la lignée des découvreurs de terres vierges se fait toujours plus profonde au fur et à mesure de l'avancée dans la vie. Les mathématiques baignent bien souvent au milieu de la poésie, de la musique, de littérature mais aussi des évolutions de la société et de ses soubresauts. Il n'y a pas de recherche sans échanges. Les amitiés sont contemporaines mais elles peuvent aussi être historiques par l'admiration portée à un grand mathématicien du passé. Les tensions dans la communauté ne sont pas toujours absentes. Le monde des mathématiques n'échappe pas à la difficile mixité, à la fragilité des parcours et à des périodes de vaches maigres lorsque la crise fait son apparition en décimant les représentants, l'enseignement de la discipline et en rendant les conditions d'exercice difficiles. Une chose reste cependant acquise à la fermeture du livre, la passion est là, active, débordante au milieu de la vie de chacun des représentants et rien ni personne ne pourra l'éteindre. Tant qu'il y a de la vie, il y des maths!
Et puis pour agrémenter ce billet, je me suis dit que je pouvais aussi me lancer dans la rédaction de "Mon parcours":
La vocation
J'étais plutôt un bon élève, aussi bien dans les disciplines littéraires que dans les sciences dures. On ne peut pas dire que le choix d'être enseignant en mathématiques ait été une vocation. J'ai en fait choisi les sciences dures par facilité. Mon coeur se serait plutôt naturellement tourné vers la sociologie ou la psychologie, mais l'absence de débouchés et l'idée de devoir réaliser un important travail de mémorisation ont eu raison de moi.
Je ne savais pas trop quel métier j'allais exercer. Une chose était sûre, je ne voulais pas rester dans un bureau. Le métier d'enseignant était envisageable mais ne me réjouissait guère, principalement à cause de sa trop faible attractivité financière (et j'en reste convaincu aujourd'hui, en ce qui me concerne). En fait j'aurai bien aimé être ingénieur des eaux et forêts mais j'ai eu peur d'attaquer une classe préparatoire intégrée (alors que j'en avais largement le niveau).
Ma mère couturière, et mon père agent administratif dans une entreprise industrielle de machines-outils, étaient dans l'incapacité de me conforter dans un choix ou au contraire de m'y faire renoncer. L'univers des études supérieures leur était inconnu. Il n'ont pas été jusqu'au bac. Alors j'ai douté et la volonté de fuir la ville dans laquelle j'avais réalisé mes sept ans de collège et de lycée, dans le même établissement, m'a fait préféré une université parisienne.
Mon entrée dans le métier s'est faite par la petite porte car si j'étais presque sur-diplomé, je l'étais dans une discipline connexe: la mécanique et il me manquait le concours. Ce qui me valu un cinglant "Rien ne vous prédestinait au métier d'enseignant de mathématiques" à mon premier entretien. J'ai fait mes premières heures de cours en attendant "mieux" et je continue ce métier depuis 17 ans. Ce n'est plus maintenant que je changerai d'autant plus que j'ai obtenu le fameux sésame (concours) qui permet de gagner plus en faisant le même métier! Cette attente de mieux était en fait l'attente d'un métier car après sept mois de recherche acharnée d'un travail suite à mon service militaire, rien ne se présentait. Les embauches étaient figées et EDF n'embauchait à cette époque que quelques cadres: des polytechniciens avec thèse! Alors, lorsqu'un ami me proposa un boulot, j'ai tout de suite sauté dessus. C'est peut-être ça aussi une vocation: de rester quelque part alors qu'on ne devait que passer.
Le cursus
C'est très simple: j'ai deux masters, l'un en Mécanique option productique et l'autre en Gestion Industrielle. Je me suis vraiment posé la question de réaliser une thèse (dans le domaine de la simulation numérique en mécanique), mais là encore j'ai eu peur mais ce n'était pas pour la même raison que précédemment. J'ai eu peur de de travailler seul, de façon isolée pendant trois ans. J'ai eu aussi peur de travailler dans de mauvaises conditions, principalement matérielles. En effet, la rencontre d'un thésard qui attendait depuis plusieurs années son granulomètre pour finir ses calculs et terminer la sienne ne m'a que peu motivé à rentrer dans ce domaine. Alors je suis parti du système universitaire, avec mes deux masters, à la rencontre du marché de l'emploi qui était complètement détérioré à cette époque. L'APEC recensait en 1993, en moyenne 150 candidatures par poste de cadre. C'est trois fois moins aujourd'hui.
L'apport aux mathématiques
La réponse est très simple: si l'on considère que les mathématiques se réduisent à la découverte de théorèmes, il est bien évident que mon apport est nul! Si par contre on considère que l'enseignement est la partie cachée de l'iceberg, peut-être moins prestigieux pour certains mais tout aussi intéressant pour moi, alors je ne suis pas persuadé que mon apport soit si faible que cela, mais c'est un avis personnel! L'alimentation quasi-quotidienne de ce blog est certainement le symptôme d'une volonté de transmission bien marquée, même si elle ne revêt pas une forme interne et académique. Il n'a jamais été question pour moi, ni de paraître ce que ne suis pas: quelqu'un qui a un fort niveau de maths, ni de vouloir montrer ce que je sais, car je ne connais pas grand chose sur le sujet. J'ai simplement envie de faire partager et de consigner mes découvertes et mes interrogations sous un angle où les mathématiques ne seraient jamais totalement absentes, ni exclusivement présentent d'ailleurs. Je ne compte d'ailleurs pas arrêter de sitôt ce blog. Peut-être qu'un jour cette forme d'écriture sera reconnue à sa plus juste valeur. Peut-être que de futurs "internalistes" y verront, non pas une médiocre descente de la discipline institutionnelle vers la vulgate, mais une modification locale de l'environnement d'une discipline qui me semble tout aussi important de travailler, un peu comme le jardinier bine la terre pour que les légumes poussent mieux et cela vaut un arrosage!
Il me reste encore de nombreuses choses à dire ici, sur l'enseignement, en particulier sur celui des mathématiques et encore bien des domaines à explorer autour des mathématiques, de la vulgarisation, de la philosophie ou de la modélisation. La forme que prend cette communication est sans aucun doute nouvelle et quelque peu déstabilisante pour une institution bien ancrée dans des procédures rigoureuses. Il n'en reste pas moins vrai, que si la masse de blogueurs profs et scientifiques est marginale, c'est peut-être plus parce que l'exercice est exigeant, contraignant et difficile que parce qu'il serait trop simple!
Le nombre croissant d'opérations "séduction" engagées par les matheux pour vanter leur discipline, la désaffection croissante des étudiants pour le métier d'enseignant et la pratique des sciences en général montrent peut-être que l'aspect communicationnel et marketing a sans doute été négligé en France du fait de l'existence d'une position d'excellence dans le domaine. Le fait que le phénomène soit identique dans d'autres pays relativise cependant le propos. En France cependant, les médailles Fields et Abel ne brillent pas avec la même intensité pour le commun des mortels, que certaines autres sur-éclairées par les projecteurs médiatiques. Je crois profondément que les mathématiques et les institutions qui les représentent ont la forme que leur donne l'environnement dans lesquel elles baignent. Si les années de gloire Bourbakiste ont permis de propulser les maths au plus haut plan de la recherche, de généraliser et d'imposer leur enseignement à tous les stades ou presque de la scolarité, de la série L à la licence audiovisuelle, cette situation est bien contextuelle. Les réformes successives de l'éducation, le grignotage horaire, les réformes de la formation des enseignants ( 8 étudiants en M2 et 5 en M1 cette année à Orléans!) nous permettent de le constater. On peut aussi regarder chez nos voisins avec la disparition presque totale de l'école mathématique russe, alors qu'elle était rayonnante.
En ce qui concerne donc mon apport aux mathématiques, je n'accoucherai d'aucun théorème mais j'ai déjà donné juste au pied quelques milliers d'heures ici. Le tout est une question de point de vue et de frontière. Si l'on considère qu'un blog autour des maths fait aussi partie des maths alors on peut dire que mon apport, même marginal, aura été très important en terme de temps consacré.
Les figures marquantes
On ne peut pas dire que ma vie ait été marquée par des figures "marquantes", d'une part car je ne suis pas très sensible à un tel classement et d'autre part parce que j'en ai peu rencontré. J'ai même un peu l'impression d'avoir toujours été en manque de ce point de vue, toujours en attente d'une rencontre exceptionnelle. Mes professeurs de mathématiques m'ont plu mais on ne peut pas dire qu'ils aient déclanché chez moi une quelconque vocation. Ceux de l'université étaient tellement lointains tout en bas de l'amphi qu'ils ne m'ont guère laissé de souvenirs, ni même ceux que j'ai eu dans de plus petites salles. Ils ne m'ont, pour la très grande majorité, ni marqué dans un sens, ni dans un autre. D'un point de vue professionnel j'ai fait des rencontres parfois intéressantes mais pas nécessairement marquantes. Seuls Jean-Pierre, agrégé de sociologie et Patrick, professeur de mathématiques se sont vraiment détachés par leur intelligence, leur humour et leur recul. Mais cela a plus à voir avec les rapports humains qu'avec la science. On pourra aussi ajouter à cette courte liste Michel, kiné-osthéopathe qui m'a certainement fait découvrir lorsque j'avais tout juste 18 ans, au bon sens du terme, la vie d'adulte et l'hédonisme. Précisons qu'il s'agissait principalement des plaisir de la table, et de savourer pleinement l'instant présent! Mes quelques kilos superflus doivent trouver leurs racines à cette période de ma vie, même si à ce moment là... rien ne se voyait encore.
Pour poursuivre sur le chemin des figures marquantes, j'avoue que je peux même parler d'une certaine déception lorsque je me suis aperçu que mes collègues n'étaient pas nécessairement transportés comme moi par la curiosité intellectuelle, que l'ouverture d'esprit n'était pas si bien répandue que celà. J'ai aussi été assez surpris d'être classé, comme par défaut, du coté "austère" et "insensible" car je faisais des maths, que la séparation sciences/humanités était une réalité en salle des profs et qu'il pouvait y en avoir une autre encore plus surprenante et incompréhensible, en particulier pour moi qui ait deux masters, celle des certifiés et des agrégés. Il paraîtrait même que certains établissements possèdent une salle des profs pour chaque "caste". Heureusement que je n'ai jamais vécu ça! J'ai aussi été surpris d'évoluer dans un monde infantilisant dont certaines personnes se font les relais de cette structure assez surprenante puisqu'elle est capable de freiner presque jusqu'à l'arrêt certaines initiatives, par absence de budget ou de volonté.
Regard sur la discipline
Je ne connais pas le monde de la recherche mathématique et cela ne me manque d'ailleurs pas, même si je reste admiratif des prouesses personnelles et collectives dans ce domaine. J'en relate souvent sur ce blog. Le micro-monde que je connais le mieux est celui de l'enseignement des mathématiques. J'ai tenté de le comprendre, de l'approcher, de le cerner, de le jauger, de l'intégrer mais la chose n'est pas facile. Mon regard sera donc un peu de biais, ma marche ressemblera un peu à celle du crabe, et mes interrogations resteront celles du naïf et de l'enfant qui ne comprend pas toujours très bien quel est le sens de tout cela, quelle est la direction suivie, quel est le but visé, quelle est la causalité historique. Beaucoup de personnes possèdent des certitudes, des théories, des usages, là où moi je ne vois souvent qu'humilité, tentative, exploration, discussion informelle. Certains voient de la pédagogie, de la modélisation théorique où je ne vois que dogme et absence de quantification. Certains voient des frontières où je n'en vois pas et d'autres n'en voient pas alors qu'elles me semblent infranchissables. Enfin je vois beaucoup de choses qui bougent, beaucoup de remplissage, beaucoup de d'absence de remplissage, là où j'aimerai voir du sens, de la stabilité, du temps et du contenu. Je vois aussi aussi des gens qui ne voient pas que les choses bougent beaucoup et qu'en même temps elles ne bougent pas tant que cela. Je crois voir aussi des décalages, des implicites, des injonctions paradoxales entre élitisme et massification, entre différentiation et massification, entre sélection et accueil, entre formation de base et formation approfondie. Je vois une tentative d'unification historique qui se fissure dans l'actualisation de sa transmission au plus grand nombre.
Alors tout ceci fait que je ne parviens que très rarement à trouver les bonnes lunettes qui me permettraient de comprendre un peu mieux ce monde étrange qu'est celui de l'enseignement des mathématiques dans sa forme la plus générale. Je regarde donc passer devant moi des personnages parfois étranges (à cause certainement de mes lunettes inadaptées). Parfois néanmoins j'ai la chance de rencontrer aussi, des sources de jouvence, des personnes qui voient un peu le monde comme moi, ni trop figé, ni trop mobile, avec qui je n'ai pas besoin de chercher sans fin, dans mon sac, la bonne paire de lunettes pour faire le point.
Alors certainement que l'enseignement des mathématiques cherche, lui aussi, la bonne focale, le bon angle de tir. L'autofocus rencontre des difficultés à se stabiliser. C'est en tout cas ce que pensent beaucoup de nos jeunes qui peinent à investir le métier, et rien que pour cela il me semble important de se poser sérieusement la question du regard sur la discipline et de celui qu'elle donne à voir, dans son ensemble et pas seulement avec les seuls filtres déformants de la massification de l'enseignement et de l'excellence de la recherche française.