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« Manet, inventeur du Moderne » est le titre de l’exposition qui ouvre lundi au Musée d’Orsay (jusqu’au 3 juillet) et qui, dès l’entrée, remet en perspective cette évidence de la modernité de Manet en l’inscrivant entre romantisme (Delacroix) et réalisme (Courbet) : l’exposition commence en effet par un portrait de groupe de Fantin-Latour, Hommage à Delacroix, où Manet, debout face à Whistler de l’autre côté du portrait de Delacroix, se situe entre le réaliste Champfleury ( en lieu et place de Courbet) et le romantique Baudelaire . Ce tableau de groupe (comme tous ceux de Fantin-Latour) est chargé de sens et rien n’y est laissé au hasard : c’est cet argument du romantisme modernisé qui est développé, la plupart du temps avec bonheur, dans l’exposition. Les premières salles sont d’ailleurs consacrées à l’influence de Thomas Couture sur Manet, qui fut son élève pendant six ans (il y a en particulier un ‘Homme vu de dos’, de Couture, drapé de blanc, fantomatique, étonnant de modernité, justement, de la part de ce peintre assez académique).
Les rapports de Baudelaire avec Manet, détaillés dans la section suivante, sont comme un rendez-vous manqué, où Baudelaire, désireux de « convertir le romantisme en modernité » célèbre Constantin Guys (qualifié un peu rapidement ici de ‘dessinateur de presse’) et non Manet comme le peintre de la vie moderne –et, partant, le premier des flâneurs, l’ancêtre des dérives. Quelques dessins de Baudelaire, quelques-uns de Constantin Guys aussi, dont ces Deux femmes au balcon (1845-47 ; Musée des Arts décoratifs), elles aussi… Un peu plus loin, le portrait de la Maîtresse de Baudelaire (1862 ; Musée des Beaux-arts de Budapest) montre une Jeanne Duval au visage carré et ingrat, disparaissant au sein des flots de mousseline de sa robe à crinoline d’où émerge un pied très laid, un seul. Peut-être les rapports de Manet avec Baudelaire mériteraient-ils une étude quasi psychanalytique… L’exposition passe assez vite sur la psychologie de Manet (je n’ai pas encore lu le catalogue), mais il est clair que c’est un homme complexe, à tous égards, dans ses rapports avec son père, avec sa maîtresse (à 18 ans, puis sa femme) Suzanne Leenhoff (qui est le père de Léon-Édouard ?), mais aussi dans la manière dont les refus successifs de ses tableaux par le monde officiel de l’art et les scandales qui les accompagnent forgent sa différence, sa marginalité, son indépendance (comme Courbet 12 ans avant, il se fait construire un pavillon pour montrer ses œuvres en marge de l’Exposition universelle de 1867).
Ensuite, on admire, presque à toucher, les tableaux scandaleux, ‘Déjeuner sur l’herbe’ et ‘Olympia’. Qu’en dire qui n’ait déjà été dit cent fois, sur ce mélange de prosaïsme contemporain et de peinture ancienne ? Simplement se laisser prendre par l’atmosphère quasi magique de ces deux tableaux et ne pas chercher à re-réciter tout ce que vous lirez ailleurs. Mon attention s’est ensuite concentrée sur le chat noir diabolique d’Olympia, si métaphorique (si j’ose) et chargé de symbolique (en haut) et sur la méconnue du Déjeuner sur l’herbe, celle qui n’est pas nommée, la baigneuse à l’arrière-plan, qui, elle, est vêtue, d’une robe assez grise et largement échancrée qu’elle retrousse (dès que la bretelle glissera, on verra ses seins) et qui, surtout, moins naturellement impudique que sa compagne, ne nous regarde pas. Ses jambes et sa main droite sont comme amputées par la surface de l’eau. Pour éviter de se laisser enfermer (et damner) par le regard provocateur de Victorine Meurent, notre regard glisse aisément vers la baigneuse, élément le plus modeste, mais pas le plus innocent de cette ‘partie carrée’ (premier titre du tableau, paraît-il).
Une des salles les plus étonnantes est celle intitulée ‘Un catholicisme suspect’ : suspect car, aux antipodes de l’art sulpicien, Manet introduit dans l’art sacré (comme Caravage en son temps) des éléments réalistes crus. Théophile Gautier (« ce gros cul mou romantique » écrit Jacques Henric) n’a su que glousser, à propos de ce Christ soutenu par les anges (1864 ; Metropolitan Museum,) qu’il « avait oublié de faire ses ablutions », alors que cette composition d’un homme déposé, lourd, à l’air hébété (et, de plus, blessé sur le mauvais flanc), et des deux anges androgynes au visage si doux, l’un venant de Goya ou de Velázquez, les autres de Fra Angelico, est une nouveauté radicale dans la peinture religieuse. Et son Moine en prière (vers 1864 ; Boston Fine Arts Museum), si Manet, alors pétri d’hispanité, l’inscrit bien dans la lignée de Zurbaran, est aussi un homme de chair et d’os, de peau et de barbe, et pas un pur et saint esprit en robe de bure.
‘Le Fifre’ m’émeut car il était en couverture du premier livre de découverte de l’art que j’ai eu, à douze ans. ‘Les bulles de savon’ me renvoient vers le Chardin récemment vu à Madrid : chez l’un comme chez l’autre, c’est le geste du garçon qui compte, sa vérité, plus qu’une virtuosité picturale à reproduire l’irisation de la bulle. À l’époque où le Musée d’Orsay s’intéressait encore à la création contemporaine, le troublant ’Balcon’ y avait été présenté en contrepoint d’une vidéo de Anne Sauser-Hall, mais aujourd’hui, foin tout cela, et retour à l’ordre…À côté, parmi les portraits de Berthe Morisot (sa belle-sœur), l’un détonne (Portrait de Berthe Morisot à la voilette, 1872 ; Musée de Petit Palais, Genève) : c’est une ébauche, sans doute, mais le visage de Berthe y est dévoré par les motifs de dentelle noire de sa voilette, elle en est défigurée, déconstruite pourrait-on dire. C’est elle qui disait : « être peinte par Manet donne l’impression de manger un fruit sauvage, ou trop vert, et j’aime ça » (citation de mémoire).
On peut passer assez vite sur les toiles impressionnistes, mouvement que Manet ne rejoignit jamais vraiment, se contentant de flirter avec eux, puis flâner au milieu de nombreux portraits et aller tout au fond, dans la salle malaimée du commissaire, celle des natures mortes, titrée « Less is more ? » Peut-être en effet que la modernité de Manet ne s’était pas débarrassée de la hiérarchie des genres, peut-être que ses natures mortes étaient surtout alimentaires (dans les deux sens du terme), peut-être qu’Olympia est plus importante que « la première asperge magnifiée par l’artiste », mais peut-être aussi que cette magnification de l’objet, ce traitement d’un petit Citron (1880 ; Musée d’Orsay) comme un motif en soi, comme un ‘personnage’ inscrit dans une composition resserrée, dramatique, simplissime, font preuve aussi de sens, d’imagination et de science de la composition, autant qu’un tableau ‘noble’.
Remontant donc dans la hiérarchie des genres vers la fin de l’exposition, voici de la peinture d’histoire, celle d’un Manet républicain modéré, loin de la fougue extrémiste d’un Courbet, mais néanmoins proche des progressistes, des ‘radicaux’ à la française. Après l’élection de Jules Grévy en 1879, qui conforte la république naissante, Manet peint scènes républicaines et rues pavoisées de drapeaux. En 1881 (c’est son dernier tableau), il peint l’Évasion de Rochefort : Henri Rochefort, publiciste, polémiste et franc-maçon, aux allégeances ambiguës (ni pour, ni contre la Commune) et changeantes (il finira antidreyfusard et boulangiste) s’est évadé sept ans plus tôt du bagne calédonien par la mer et vient de rentrer en France. Des deux toiles montrées dans l’exposition, celle de Zurich (ci-dessus) est la plus dramatique, avec sa mer tourmentée, le frêle esquif des évadés et la silhouette du trois-mâts anglais qui les attend (son nom était « Peace, Comfort, Ease », tout un programme). C’est un ‘Radeau de la Méduse’ inversé, des hommes victimes du pouvoir et non des éléments, une solidarité salvatrice et non un drame, et un traitement moins grandiose mais tout aussi dramatique : du romantisme réaliste, en somme.
Juste avant, on est passé devant l’Exécution de Maximilien, non point les versions ‘ligne claire’ de la National Gallery de Londres ou de la Kunsthalle de Mannheim qui sont dans toutes les mémoires, mais une version floue, fumeuse, incertaine (1867 ; Boston Fine Arts Museum) où les fusillés ont disparu dans un nuage, où le visage du sous-officier chargé de donner le coup de grâce, face à nous, reste indistinct, où toute la scène flotte dans un brouillard : une peinture d’histoire entre deux, un grand genre qui se retire derrière des effets de forme, de ligne, de lumière, là aussi aux antipodes de ce qui s’est fait jusque là dans ce genre.
On regrette bien sûr que le ‘Bar des Folies Bergères’ n’ait pas été prêté par le Courtauld Institute, ni le ‘Déjeuner’ par la Pinacothèque de Munich, le plaisir aurait été entier, mais c’est une exposition très complète, bien construite, et qui parvient à prouver assez bien son argument premier, à savoir que la modernité de Manet s’ancre aussi dans le romantisme, qu’elle réactive et revisite. Demain, un billet sur un sujet secondaire, mais qui m’a beaucoup intéressé pendant cette visite, l’esthétique photographique de Manet.
Photos courtoisie du Musée d’Orsay, excepté le dessin de C. Guys, et, de Manet, le Citron et Berthe Morisot à la voilette. Remerciements au Musée d’Orsay pour m’avoir permis de visiter l’exposition juste avant son ouverture, pour cause de voyage.
Crédits photos :
Olympia & Déjeuner sur l’herbe © Musée d’Orsay, dist. RMN / Patrice Schmidt.
Maîtresse de Baudelaire ©Szepműveszeti Muzeum, Budapest. Ph. Andras Fay.
Christ aux anges © The Metropolitan Museum of Art, Dist. RMN / image of the MMA.
Moine en prière & Exécution de Maximilien © 2010 Museum of Fine Arts, Boston.
Evasion de Rochefort © 2010 Kunsthaus Zurich.