Malgré mon militantisme, j'ai peu lu. Un peu Marx, quelques philosophes comme Arendt ou Spinoza, un peu Kant (forcé), Descartes ou Platon. Mais finalement, politiquement parlant, je n'ai presque rien lu. "Ce n'est pas parce qu'on a lu Platon qu'on est philosophe" disais-je à mon prof de philo en prépa et de répéter la même chose entre économiste et prof d'économie. Même si je ne nie pas l'important des théoriciens, j'ai toujours eu du mal à accepter la théorie pure et me suis plus penché sur la littérature engagée. J'ai donc été formé principalement par des romans. Ceux qui me connaissent savent que je suis un grand fan de John Steinbeck et de ses romans sociaux à commencer par "les Raisins de la Colère". J'ai ensuite découvert le style incroyable de Tristan Egolf avec "le Seigneur des porcheries".
J'ai découvert Jack London non pas avec "l'appel de la forêt", ni avec "Croc Blanc", mais avec un recueil de nouvelles qui, paraît-il, était le préféré de Lénine: "L'amour de la vie" (nouvelles d'aventures en Alaska). Fasciné par son talent de conteur, j'ai cherché à m'instruire car je sentais la force de ceux qui ont cotoyé le monde et qui n'ont pas fait que le survoler. J'ai donc lu "le Talon de fer" (quasiment d'une traite dans le train).
L'histoire se déroule entre 1912 et 1918 et peut donc se classer dans le genre SF (anticipation). Les personnages sont archétypaux et finalement sans grande importance par rapport à l'histoire. La narratrice, Avis, est une bourgeoise dont le père a les idées progressistes. Elle raconte comment celui qui deviendra son amant et mari, Ernest, prolétaire, l'a transformé en révolutionnaire au service de la cause des plus démunis face à une oligarchie omniprésente. Le livre est agrémenté de notes qui font partie de l'histoire car dans le monde tel qu'il est au moment où on retrouve le manuscrit d'Avis (sept siècles plus tard!), le Talon de fer (la dictature) est tombée et le monde libre a enfin vu le jour.
Ce livre est un pur chef d'oeuvre. Paru en 1908, il mérite son qualificatif de "visionnaire". Même si la société a changé, tout dans ce livre (particulièrement la première moitié) m'a fait penser à notre société contemporaine. La révolution industrielle a créé de nombreux auteurs engagés, mais Jack London est à mon sens l'un de ceux qui a le mieux saisi le danger du système capitaliste. Je reste ébahi, quelques heures après avoir lu les dernières phrases, de la façon dont il a perçu bien avant la première et la seconde guerres mondiales, la crise de 29 ou les Trente Glorieuses l'absurdité d'un système que l'on commence à peine à dénoncer massivement, forcés que nous sommes de vivre sur une seule planète!
Les leçons d'Ernest en début de roman sont limpides. Certes, nous n'avons plus aujourd'hui en Occident de prolétaires au sens du début du 20ème siècle, les crève-la-faim sont rares, mais tous autant que nous sommes sommes "attachés à la machine". Et ceux qui tiennent les ficelles, "l'Oligarchie", le "Talon de fer" (termes vagues rappelant à quel point l'ennemi est flou), savent parfaitement comment mater la moindre rébellion et faire perdurer le système (n'est-ce pas le cas aujourd'hui encore avec les "pas possible", "pas légal"...). Ceux qui travaillent dans l'agro, ceux qui répondent au téléphone pour les Orange et consort, ceux qui sont esclaves de résultats toujours plus haut ("regardez la Chine: 10% de croissance"), tous ceux là sont-ils libres?
On a dit London communiste. Je ne le crois pas. Je le crois plutôt libertaire et socialiste (il était d'ailleurs adhérent au socialist labour party jusqu'à ce qu'il les quitte jugeant qu'ils abandonnaient l'idéal pour le pragmatisme de la social démocratie). Qu'est-ce qui me fait dire ça? Son goût pour la liberté. Le communisme remplace une machine privée par une machine publique, tout aussi oppressante.
En tout cas, il était profondément anti-individualiste. Et constructif. Et optimiste. C'est aussi ça que j'aime chez lui. Malgré la difficulté, malgré les échecs nombreux, il a foi en l'avenir. D'où l'opposition d'Ernest aux "briseurs de machines" et aux "terroristes" (qui font perdre du temps à la cause cf dernier chapitre): "au lieu de détruire ces merveilleuses machines, prenons-en la direction (...) évinçons leurs propriétaires actuels et faisons-les marcher nous-mêmes". Cela, c'est du socialisme au sens étymologique du terme, des gens qui pensaient que le travail méritait plus de bénéfices que le capital. D'où la haine de London pour le socialisme capitaliste qui d'ailleurs ressemble étrangement à celui que nous vivons aujourd'hui. Ce n'est pas l'économie de marché que condamne London, mais l'accaparement de la richesse par une minorité vivant entre eux (donc aveugles au réel) et ne partageant rien.
Bref, beaucoup de leçons d'économie, d'histoire, d'humanisme aussi. Certes, certaines rhétorique ont vieilli, mais les mécanismes n'ont guère changé et l'étau se resserre autour de la gorge non seulement des "prolétaires", mais aujourd'hui des "classes moyennes". Faire nous-même, c'est l'auto-gestion! Quand est-ce qu'on commence?