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Jardins et routes

Publié le 31 mars 2011 par Hoplite

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« Hutte de l’Auwald, 7 avril 1940.

Le poêle en tôle qui me chauffait dans la hutte aux roseaux était un métal très ordinaire. Mais l’ardeur du feu faisait virer sa couleur à un  rouge transparent et fort beau. De même, la vie et les choses recèlent des vertus que le cours ordinaire ne nous dévoile pas, mais qui se révèlent à l’instant où nous élevons d’un degré ou accédons à un temps nouveau. (…)

Idem, 14 avril 1940.

(…) Ensuite les mitrailleuses martelèrent et les gerbes rougeoyantes se rejoignirent au fond de la meurtrière. Parfois les balles montaient trop haut et coupaient les branches des peupliers qui poussaient dans la cour intérieure du blockhaus ; ou bien elles tapaient à côté et les impacts soulevaient des jets de poussière sur le béton du mur ou faisaient gicler l’eau du Rhin. D’autres taquinaient le drapeau tricolore qui flotte à côté de la tour. Je vis l’arme en face aussitôt riposter au feu, mais après un court moment,, les reculs du canon, qu’enveloppait une légère buée, cessèrent. J’avais prévu cela car un feu prolongé immobilise l’arme ennemie comme entre des tenailles, les servants n’osant plus la retirer aussi longtemps que dure le tir. On peut alors la détruire sans peine.

Après cet intermède, j’allais prendre mon petit déjeuner, puis, comme tous les dimanches, je fus à Iffezheim l’hôte du docteur Eiermann, chez qui je mangeais un brochet en buvant du vin de Moselle. La matinée était pure et claire, les couleurs vives ; de plus, sous le feu, la conscience, au lieu de s’éparpiller comme d’habitude à l’extérieur, réinvestit le corps en observateur attentif. (…) »

Ernst Jünger, Journaux de guerre, 1939-1948.

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Quand j’étais plus jeune et que mon humeur s’assombrissait, je relisais une des aventures du commissaire San-Antonio. Et il n’est pas une fois où cette lecture ne m’ait été un réconfort. Marie-Marie, le Vieux, Béru, Pinuche, les malfrats qu’on repasse ou qu’on fait s’allonger à coups d’annuaire dans la gueule (au lieu de leur dépêcher, comme aujourdhui, un prolétaire de l’AJ), le petit monde bien rassurant d’une France d’après-guerre qui, bien que tourmentée, pauvre et souvent tragique, m’était un pansement à l’âme. J’ai grandi (43 ans) et c’est aujourd’hui dans la prose de Jünger que je trouve le même apaisement. Les deux petits extraits ci-dessus illustrent ce mélange de récit factuel et terrifiant –pour nous modernes festifs- et de merveilleux. Lire Jardins et routes, ce récit de la campagne de France de Jünger, c’est relire Homère, sentir à chaque ligne combien il est possible à certains esprits de saisir l’essence des choses au travers du vulgaire ou du banal. C’est être un passe-muraille, voir l’Invisible et le Beau.

Il y a quelques jours, en fin de journée, j’ai vu, à la clinique de la Forêt Noire, un vieux type plutôt hermétique mais qui m’a raconté un épisode de sa vie qu’il n’avait même pas raconté à ses petits-enfants : il était pilote de chasse dans l’armée française durant la guerre d’Indochine et avait accompli prés de 200 missions, dans des conditions le plus souvent dramatique, notamment vers la fin de la guerre et la chute de Dien Bien Phu, sur son BearCat. Un jour il avait reçu l’ordre de bombarder un village ennemi prés d’un camp de prisonniers français et avait fait deux passages sur le bord d’une rivière en larguant ses bombes et mitraillant les fourmis qui courraient dans tous les sens : lors de son second passage, prés du sol, il avait VU le sang et les corps d’enfants et de femmes déchiquetés par ses tirs, et le sang partout. Un vrai massacre. Ce mec, ce héros qui s’ignorait, qui partait à chaque mission la peur au ventre n’a pas pu dormir pendant des jours à cause de ça. Et prés de soixante ans plus tard, il revivait la scène comme si c’était hier. Et se révélait par là un autre que le vieillard que j’interrogeais plus tôt.

Mystérieux tout ça, bordel.


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