Ce n’est pas la première fois qu’une légère liberté est prise avec la thématique du « blog » où par principe ne devraient être chroniqués uniquement des romans d’auteurs africains. Or parmi ceux référencés ici, certains sont certes originaires du continent noir mais de nationalité autre. Ces petites incartades ne sont toutefois que d’importance relative tant l’essence africaine des œuvres et des auteurs est prégnante. Les belles choses que porte le ciel - titre qui reprend un vers de L’enfer de Dante - du romancier américain Dinaw Mengestu fait partie de ces exceptions ; en cause, les origines de l’auteur etlathématique de l’écrit : d’une part l’écrivain est né en 1978 en Ethiopie, pays qu’il a dû fuir en raison de l’atroce dictature de Mengestu qui en 1977 a mis fin au règne du Negusse Negest Haile Selassié Ier ; d’autre part est narrée dans le roman l’existence résignée d’un réfugié aux Etats-Unis, Stéphanos, une trentaine d’années, originaire d’Ethiopie, qui a fui sa terre africaine après l’exécution de son père, homme politique et avocat renommé, par les sbires du Négusse Rouge ; une terre africaine et une famille au père assassiné qui n'ont de cessent de l'habiter et de le torturer.
Dès son arrivée en Amérique, les ambitions de Stéphanos sont mises en berne en dépit d’un début illusoire de fac de médecine. Réfugié dans un quartier noir et miséreux abandonné de tous excepté des camés, des prostitués et de tous ceux qui n’ont pas eu les moyens de fuir, il gère une misérable épicerie où sont entreposées des marchandises depuis longtemps surannées et souvent à la date de péremption dépassée. Sous les néons du plafond poussiéreux qui bourdonnent et diffusent une lumière blafarde le temps s’est arrêté : résigné dans l’abandon, la démission et dans les subterfuges de ses lectures quotidiennes sans fin, il est cet émigré, ce déporté qui une fois le premier pied posé sur cette terre nouvelle sait qu’il ne pourra plus rien construire, le passé se faisant trop pesant.
« A Logan Circle, je n’avais pas à être quelqu’un de plus grand que ce que j’étais déjà. J’étais pauvre, noir, et portait l’anonymat qui allait avec ça comme un bouclier contre toutes les premières ambitions de l’immigrant, qui m’avaient depuis longtemps déserté, si tant est que je les aie un jour ressenties. De fait, je n’étais pas venu en Amérique pour trouver une vie meilleure. J’étais arrivé en courant et en hurlant, avec les fantômes d’une ancienne vie fermement attachée à mon dos. Mon objectif, depuis lors, avait toujours été simple : durer, sans être remarqué, jour après jour, et ne plus faire de mal à qui que ce soit », p. 56.
Et cependant dans cet univers de désillusion et d’abandon les timides rayons d’un soleil fragile viennent réchauffer ce quartier de débris et avec lui la vie mise en suspend de Stéphanos ; Judith, une belle enseignante, blanche, au niveau de vie aisé, du même âge que lui, emménage avec sa fille mutine et espiègle une bâtisse en face de sa boutique, après l’avoir superbement restaurée. Entre les trois personnes naît une profonde complicité qui va bouleverser l’univers de l’exilé à la manière de cet immeuble dont l’éclat semble annoncer un nouveau départ pour le quartier. Mais encore faut-il que le ghetto et ses habitants acceptent la mue tout comme Stéphanos de s’éloigner de son Ethiopie martyre et de reprendre sa vie en main en lui donnant un sens nouveau.
Avec Les belles choses que porte le ciel, Dinaw Mengestu nous livre un magnifique roman dans lequel les acteurs sont dessinés avec grâce et pudeur. Le temps, tel le quotidien de Stéphanos, y est lent mais pas oppressant ; il se fait complice rassurant de l’intimité dans laquelle se fondent peu à peu Judith, son enfant et Stéphanos. Un autre mérite du récit, celui de photographier avec bonheur la ville de Washington, des clichés qui donnent consistance à l’abandon et à l’immobilité.
« Des demeures de quatre ou cinq étages qui avaient jadis appartenu à quelqu’un d’important – le cousin, la tante ou peut-être le neveu d’un président – mais qui, au fil des ans, avaient été négligées, avaient brûlé ou, dans le cas de la mienne, avaient été divisées en appartements bon marché, parfois infestés de cafards. Les maisons projettent de longues ombres sur la place avec les ombres des toits qui convergent vers la statue du général Logan, haut perché sur son cheval au centre de la place. J’avais emménagé dans ce quartier parce que c’était tout ce que je pouvais m’offrir, mais aussi parce que secrètement j’aimais cette place à cause de ce qu’elle était devenue : la preuve que la richesse et le pouvoir n’étaient pas immuables, et que l’Amérique n’était pas toujours aussi grandiose que cela, après tout. Le quartier, et par extension la ville, avait décliné, et chaque soir je pouvais le voir et l’entendre de la fenêtre de mon salon. », p. 25.
Il ne vous reste plus qu’une chose à faire, vous mettre à votre tour à l’écoute des échos de cette voix singulière qu’est celle de Stéphanos ; cette personne amputée de sa terre originelle et dont le destin n'est guère enthousiaste à jouer la divine comédie du rêve américain… si tant est qu'elle le soit