Le temps me manque en ce moment et je rédige moins. Cela risque de durer. Je continue tout de même à rédiger ici, parce que cela constitue un exercice utile de retour sur soi.
La Libye par exemple.
Comme n'importe quel occidental pressé, j'ai souhaité puis intérieurement salué l'intervention en Libye.
Plusieurs raisons ont sans doute joué :
- un effet révolution patriotique : un français ne peut pas ne pas se sentir solidaire de citoyens qui entendent se diriger par eux-mêmes ;
- un effet Lafayette : la France a même aidé les patriotes américains à se délivrer de leurs oppresseurs et l'histoire lui en sait gré ;
- l'idée la France intervenait avec le Royaume-Uni pendant que les âmes mortes de Bruxelles se tâtaient encore ne pouvait pas me laisser insensible (malgré la tribune farce de Bernard Guetta ce matin sur Inter, expliquant que l'initiative franco-britannique était éminemment européenne. Quelle que soit l'actualité c'est le triomphe de l'Europe avec ce brave homme) ;
- la peur de massacres putatifs : il paraît que la non-intervention aurait coûté la mort de très nombreuses victimes dans l'est libyen ;
- Kadhafi, enfin, a une sale tête et ses enfants sont réputés faire du bazar dans des hôtels suisses.
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Après cela, la raison reprend ses droits et pas mal d'arguments négatifs ont été avancés.
J'ai trouvé, un peu en vrac :
- un article de Jean Bricmont, cité par le comité Valmy. Pas mauvais. Et il a du style : "Contrairement à la gauche d’Amérique Latine la version pathétique gauche européenne a complètement perdu le sens de ce que cela veut dire de faire de la politique. Elle n’essaie pas de proposer des solutions concrètes aux problèmes et est seulement capable d’adopter des positions morales dénonçant en particulier de façon grandiloquente les dictateurs et les violations des droits de l’homme. La gauche social démocrate suit la droite avec au mieux quelques années de retard et n’a pas d’idées personnelles."
- vient paradoxalement au renfort de Bricmont, un think tank américain réaliste, Stratfor. Dans un article un peu long mais fort intéressant, ils expliquaient en quoi assimiler les révoltes libyennes à une révolte citoyenne était abusif. Je cite la fin de l'article : "In my view, waging war to pursue the national interest is on rare occasion necessary. Waging war for ideological reasons requires a clear understanding of the ideology and an even clearer understanding of the reality on the ground. In this intervention, the ideology is not crystal clear, torn as it is between the concept of self-determination and the obligation to intervene to protect the favored faction. The reality on the ground is even less clear."
- je suis tombé par hasard sur un article britannique racontant comment BP a commencé à installer une plateforme pétrolière à l'été 2010, en Lybie. Et ça n'avait pas l'air d'amuser beaucoup les américains. De là à imaginer qu'ils ont pris tardivement la tête de la coalition pour présider à la répartition des dépouilles.
- un autre article du Monde, en juin 2007, racontait le rôle que Kadhafi souhaitait se donner en Afrique : "le président libyen, le colonel Kadhafi (ici vêtu d'une chemise décorée de cartes d'Afrique lors de son passage à Conakry, en Guinée, le 24 juin) a appelé, mercredi 27 juin à Abidjan (Côte d'Ivoire), à la création d'« un seul gouvernement africain, [d'] une seule armée africaine pour défendre l'Afrique grâce à un effectif de 2 millions de soldats ». Il faut « une seule monnaie, un seul passeport africain », a lancé le numéro un libyen devant plusieurs milliers de personnes rassemblées dans la capitale économique ivoirienne, dernière étape de la tournée du président libyen dans plusieurs pays d'Afrique de l'Ouest avant qu'il participe à un sommet de l'Union africaine (UA) organisé à partir du 1er juillet à Accra, la capitale du Ghana." (29/6/2007).
Donc en 2007, Kadhafi défendait l'unité africaine chez Gbagbo et quatre années plus tard l'un et l'autre sont en passe d'être chassés par des opposants soutenus par l'Occident ?
- pendant ce temps, le Monde et l'AFP relaient complaisamment la thèse du souverain de Bahreïn qui explique qu'il ne réprime pas des manifestants mais qu'il lutte en réalité contre un complot iranien. D'ici à ce que l'on découvre que les opposants de sa majesté bricolaient des armes de destruction massive en douce... Un blogueur qui a l'air de mieux connaître son sujet écrit, en conclusion d'un article fort documenté sur Bahreïn : "La révolte de février 2011 souligne l’inanité de la propagande du régime : la révolte n’est pas chiite, elle ne se revendique pas comme telle, c’est la révolte des Bahreïnis. Elle ne repose pas sur des critères confessionnels mais sur des revendications partagées par la majorité de la population : des réformes démocratiques, économiques et sociales."
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Pas de conclusion à tout cela. Juste l'impression qu'il faudrait de nombreux passionnés comme Fred Delorca et son projet d'Atlas Alternatif pour inlassablement débusquer les bobards derrière la soupe pré-machée que nous servent les médias même censément les plus éclairés.
Quelques lectures suffisent en effet à se convaincre assez vite que, loin de la fable d'une révolution démocratique en Lybie, nous sommes peut-être en train d'assister à un combat de crocodiles dans un marigot. Et les crocodiles ocidentaux ne sont pas ceux qui ont les dents les moins longues...