Les zamis aujourd’hui je vous propose une opération à cœur ouvert de l’œuvre de David Lynch, afin d’en découvrir les inquiétants détours, les compartiments secrets et la dimension maléfique … avec Enrique Seknadje, l’auteur de David Lynch - Un cinéma du maléfique, qui vient de paraître au Camion noir. Brrr... j'en frissonne déjà !
Allez, je laisse la parole à l'auteur.
LC : Enrique, bien que tu aies retenu mes films préférés du grand cinéaste (Blue Velvet, Mulholland Drive et Lost Highway), je me demande quelle est la logique qui a prévalu à ton choix ? La thématique du mal, ton goût personnel, un peu des deux, ou tout autre chose ?
Enrique Seknadje : Un peu des deux et pas « tout autre chose ». En plus de ce que tu évoques, il y a aussi le choix de prendre des films complexes, dans lesquels il y a beaucoup à analyser, à débroussailler. Et des films qui sont vraiment personnels, réalisés en dehors des circuits spécifiquement commerciaux. Aux films que tu cites, il faut ajouter, parmi mes choix : Twin Peaks, la série et le film, et INLAND EMPIRE. J’ai volontairement laissé de côté des films comme Erasehead ou Sailor And Lula qui n’ont pas, à mon sens, comme centre narratif, ou comme thématique principale, la question du Mal. C’est un choix assumé.
Je n’ai pas spécialement le goût, moi qui en suis à mon troisième ouvrage, pour les travaux littéraires à caractère biographique ou ayant une dimension exhaustive dans l’approche de l’objet d’étude. J’aime bien porter un regard subjectif sur une œuvre ou une partie d’une œuvre, me concentrer sur une problématique qui ne renvoie pas forcément à toutes les œuvres d’un auteur… Il ne s’agit cependant pas d’une sorte de Gonzo-critique, où mon regard personnel prévaudrait sur tout autre sorte d’approche. Je traite et analyse mes sujets, les corpus filmographiques, bibliographiques, discographiques que je choisis, avec rigueur et dans un souci de relative objectivité qui me viennent de ma formation et de mes activités universitaires.
LC : Ce qui caractérise de prime abord l’œuvre lynchienne, c’est avant tout cette impression d’ « inquiétante étrangeté », au sens freudien du terme, cette sensation de cauchemar diurne, ce « thrill » qui, dès le début du récit (je pense notamment aux premières images de Blue Velvet), s’insinue le long de la colonne vertébrale et nous glace, d’un coup d’un seul, sans jamais nous prévenir. Cette impression tient en partie au passage que fait le réalisateur de l’apparente normalité à l’étrange le plus déroutant. Quels sont les procédés que met en œuvre le cinéaste pour nous insuffler ce malaise sous-cutané ?
Enrique Seknadje : Tout d'abord, pour qu’il y ait sentiment d’étrangeté, il faut que ce qui domine dans la perception, l’appréhension, soit un sentiment de normalité, d’ordinaire – de non singularité des choses, des phénomènes… Il faut également faire une distinction entre le sentiment d’étrangeté que nous pouvons ressentir, nous, spectateurs – c’est ce dont tu parles – et le sentiment d’étrangeté manifestement ressenti par certains personnages des films de Lynch.
Prenons l’exemple de Blue Velvet. D’un point de vue personnel, je considère que le moment où le père de Jeffrey Beaumont s’écroule à terre au début du film ne crée pas un sentiment d’étrangeté mais de surprise. Le moment où la caméra s’enfonce dans les herbes et montre des insectes grouillant ne crée pas un sentiment d’étrangeté mais d’horreur. Par contre, le moment où l’on voit le père dans son lit d’hôpital avec ce harnachement médical censé lui tenir la tête droite est un moment d’étrangeté… pour le spectateur. Dans sa monographie sur le film, le Britannique Michael Atkinson évoque un appareillage à la fois « moderne, pour phase terminale » et « médiéval barbare ». Le moment où Jeffrey se rend chez l’Inspecteur Williams et croise un homme qui promène son chien et qui semble frappé de catatonie est un moment d’étrangeté… pour le spectateur. Michel Chion a, à juste raison, mentionné l’immobilisme des personnages de certains univers créés par Lynch. Ce qui est amusant, c’est que tout ce que Jeffrey découvre d’horrible concernant les agissements de Franck Booth est caractérisé par lui et par son amie Sandy d’« étrange ». Comme si les deux personnages ne prenaient pas la mesure de ce qui arrive, comme s’ils étaient encore illuminés par la lumière chaleureuse qui semble parfois régner à Lumberton. C’est de la part de Lynch un étrange euphémisme !
Pour ce qui est de l’« inquiétante étrangeté » freudienne, il faut faire attention à ne pas galvauder cette expression. Freud explique que quelqu’un perçoit une situation étrangement inquiétante, ressent ce sentiment complexe, quand des croyances primitives ou existant dans l’enfance, et refoulées, sont réveillées. Tout ne relève pas de l’ « inquiétante étrangeté » dans l’œuvre de Lynch. Un exemple d’ « inquiétante étrangeté » qui pourrait renvoyer au ressenti d’un protagoniste et à celui du spectateur, c’est ce moment où, à la fin de Blue Velvet, l’« Homme en jaune » est vu dans l’appartement de Dorothy, découvert par Jeffrey. Il est manifestement mort, et en même temps il donne l’impression d’être vivant. Il est debout – avec une blessure à la tête -, un réflexe du système nerveux lui fait renverser brusquement une lampe. Le mort-vivant comme phénomène étrangement inquiétant ! La croyance refoulée, et qui ré-émerge, est celle d’une vie malgré (au-delà de) la mort.
LC : Un aspect fascinant et terriblement efficace mais aussi assez difficile d’accès dans l’œuvre de Lynch est le (mauvais) traitement infligé au temps. Bouleversement au niveau du récit de l'ordre et de la durée des événements de l'histoire (prolepses, analepses, ellipses). Présence de scènes muettes, sans aucune finalité narrative, comme hors du temps. Travail sur l’image tendant à déformer le temps (accéléré, ralenti, plans fixes). Peux-tu nous donner quelques clés de lecture pour comprendre cet élément si caractéristique de la stylistique lynchienne ?
Enrique Seknadje : J’ai envie de dire que Lynch travaille en tant que narrateur, que conteur, à complexifier les structures de ses films pour créer des œuvres originales et abstruses, pour obliger le spectateur à faire un travail actif de re-constitution d’une histoire, d’une chronologie malmenée. Quand UNE histoire et UNE chronologie peuvent être re-constituées !
Il cherche aussi à créer, comme il le fait pour l’espace, des désorientations temporelles qui rendent compte de troubles qui sont les siens et/ou ceux de certains de ses personnages, pour les transmettre au spectateur ; ou des désorientations temporelles qui sont censées faire vivre une expérience cinématographique troublante au spectateur.
Le plus bel exemple reste celui de Mulholland Drive, bien sûr, avec ce rêve qui constitue toute la première partie du film et dont on n’est censé comprendre qu’à la fin du film qu’il tient à la fois de la prolepse mais aussi de l’analepse. Nous est – finalement - montré ce que rêvera le personnage principal après qu’il aura commandité le meurtre d’une rivale. Nous est – finalement - signifié qu’avant de se réveiller pour répondre aux coups frappés à la porte par sa voisine et qu’avant d’aller se faire un café, ce personnage a imaginé dans son sommeil tout ce que l’on voit durant la longue première partie du film.
Je voudrais prendre ici un exemple qui ne se trouve pas dans mon livre et qui m’est resté comme un grand moment de travail lynchien sur le temps.
Lorsque Fred Madison et sa femme Renée passent leur première nuit filmique dans Lost Highway, ils font l’amour. Manifestement, ça ne se passe pas très bien. Ensuite, Fred raconte à Renée un rêve qu’il a fait la nuit précédente. Apparaît alors à l’écran une représentation de ce rêve : c’est à la fois un flash-back, une série d’images mentales et une représentation visuelle partielle du verbal, obtenue par transsubstantiation. On passe donc du présent de la narration à une représentation au passé (mais le présent de la narration reste avec la voix-off de Fred puisqu’on l’entend parler de ce rêve alors que celui-ci est partiellement visualisé). Dans le rêve, Fred entend Renée l’appeler, il la cherche, la retrouve dans le lit conjugal, mais il explique en voix off que ce n’était pas elle. Brusquement, après un plan de Renée montrée du point de vue du Fred onirique et passé, on revient à Fred qui a l’air de sursauter. Il regarde alors sa femme qui se trouve à ses côtés, et, en lieu et place du visage de celle-ci, il voit le visage de l’individu qui s’avérera être « l’Homme Mystère ». Il est difficile de décréter avec certitude que l’on est alors revenu au présent de la narration. Peut-être est-on encore dans le passé, ces images de réveil faisant partie du flash-back.
LC : Venons-en au mal, sujet central de ton essai (bien que je trouve que ton travail sur le traitement du temps, l’esthétique, le subjectif et l’abstraction soit également très important dans ton livre…). C’est quoi le mal pour David Lynch ? Participe-t-il d’une explication du monde ou d’une cosomogonie particulière ?
Enrique Seknadje : Cette question du Mal, de sa représentation, du point de vue qui est porté sur lui, est problématique dans l’œuvre lynchienne. Dans le corpus que j’ai choisi, cela paraît être est une question centrale : des actions néfastes sont commises par des meurtriers, le plus souvent pervers… Frank Booth dans Blue Velvet, Fred Madison dans Lost Highway, Leland Palmer et Windom Earle dans Twin Peaks, le compagnon de Carolina et Doris Side dans INLAND EMPIRE. Pratiquement tous ces personnages sont manipulés, transcendés, mus par des forces qui sont représentées aussi comme des personnages apparemment de chair et de sang, qui sont comme hypostasiées. Ces représentations sont maléfiques, elles sont comme des agents du Mal, du Diable. Il n’y a pas clairement cela dans Blue Velvet, mais on sent que Franck Booth n’est pas tout le temps complètement lui-même, qu’il est l’objet de pulsions, de pulsions plus animales qu’humaines. Mais on pense à « L’Homme Mystère » dans Lost Highway, à Bob et à « l’Homme qui vient d’un autre endroit » dans Twin Peaks, au couple de personnages âgées, au présentateur du « Silencio » et au clochard du fast food dans Mulholland Drive, au Fantôme dans INLAND EMPIRE.
En même temps, ces personnages aux puissances dépassant celles de l’homme ne sont pas vraiment nommés, caractérisés explicitement comme appartenant à un univers du Mal, à l’Enfer, comme ayant les attributs que donne l’imagerie traditionnelle à des figures comparables. Il y a quelques chose de plutôt elliptique, allusif, euphémique, dans le discours et la représentation lynchiens. Pourtant, à y écouter de près, le terme de « mal » est souvent prononcé dans la série Twin Peaks, celui d’ « être diabolique » aussi.
On peut considérer que Lynch à une vision dualiste du problème : il y a le Bien et il y a le Mal. Que l’on se rappelle que dans Twin Peaks, il est question de la « Black Lodge » et de la « White Lodge », même si la concrétude de cette dernière reste un peu douteuse. Lynch à parfois une vision du Mal de type naturaliste. Le Mal est caché sous le vernis de la civilisation de Lumberton, dans Blue Velvet. Au début du film, il est représenté par des cafards ou scarabées grouillant à ras de terre, sous ou derrière de la verdure. Les personnages habités par le Mal ou un « mal » sont, dans ce film, grâce aux effets visuels et au son, associés symboliquement à des bêtes sauvages…
Au niveau cosmogonique, je vous renvoie à mon livre où je tente un rapprochement entre, d’une part, le Big Bang, moment de naissance de l’Univers, de notre Univers, et, d’autre part, le Mal et ses manifestations, à travers la prise en compte de la représentation de la neige télévisuelle qui accompagne souvent celles-ci. Le lecteur pourra se reporter aux pages 29 et 30 de mon ouvrage.
LC : D’où ma dernière question : David Lynch croit-il en dieu (c’est mon dada, je sais)? Quelle est sa représentation de la mort ? Et, par la même occasion, de la vie ? (La question qui tue. Sympa.)
Enrique Seknadje : Je ne crois pas que Lynch ait beaucoup parlé de dieu, que ce soit dans ses interviewes ou dans ses films. Dans son autobiographie, Mon histoire vraie, il parle de sa « confession persbytérienne », de son respect pour les « gens religieux », et il considère que toutes les religions « se jettent finalement dans le même océan ». On sait que le cinéaste est un adepte de la Méditation Transcendantale, pour laquelle il fait même une certaine forme de prosélytisme. Pour lui, la Méditation Transcendantale n’est pas une religion, et « elle n’est contre aucune religion », « elle n’est contre rien ».
Je pense que la Vie pour Lynch est fondamentalement conflit, lutte entre lumière et obscurité, entre positivité et négativité. Deux remarques du cinéaste sont à méditer : « Nous sommes tous le reflet du monde dans lequel nous vivons » et « Nous sommes comme des ampoules lumineuses » qui pouvons influer positivement sur l’environnement.
Pour ce qui est de la mort, on peut se reporter, comme je le fais dans mon livre, à la façon dont Lynch représente certains personnages passant de vie à trépas. En interprétant rapidement et de façon concise, je dirais qu’il y a pour eux un accompagnement possible, une possibilité de disparition après purification et rédemption - qu’on pourrait dire laïque -, et une perspective de fusion avec la lumière infinie, de rencontre avec d’autres âmes de défunts. Je pense à Leland et Laura Palmer (Twin Peaks) et à Susan/Sue (INLAND EMPIRE).
On pourra s’intéresser à l’hypothèse d’une représentation lynchienne de la métempsychose, défendue par Hervé Aubron dans sa monographie sur Mulholland Drive. Et l’évoquer à propos de Twin Peaks, comme cet auteur le fait. La croyance en la métempsychose suppose bien évidemment une fondamentale conception dualiste de l’être : âme et corps, séparables. Il y a du religieux, de la mystique là-dedans.
Dans certains cas, on pourrait peut-être aussi parler, de façon concomitante, de métensomatose. Par exemple pour ce qui concerne Lost Highway, quand Fred devient Pete et puis quand Pete devient Fred. C’est à voir…
Dans la série Twin Peaks, Lynch imagine la pérennité des soit disants mortels, ou de leur double, dans la « Red Room ». Il imagine un au-delà de la Vie et de la Mort, un arrière-monde sans véritable connotation religieuse. C’est pour cela que je me suis amusé à parler d’une « méta-métaphysique » lynchienne. Une conception du monde qui englobe et dépasse celle qui verrait l’être et l’existant dans la Vie et le néant dans la Mort.
David Lynch - Un cinéma du maléfique
(Camion noir, 2010)
aussi disponible sur Amazon et à la Fnac
Et pour finir en beauté, un court mais grand bonus d'Arte :
Merci à l'excellent Bow up d'arte.tv.